La guerre sans fin et l’insistance d’Öcalan pour la paix

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À l’occasion de l’anniversaire de la fondation, le 27 novembre 1978, du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), le journal Yeni Yaşam a retracé l’historique des processus de dialogue entre l’État turc et le PKK, processus qui n’ont jamais abouti. Nous en publions ici la traduction d’un extrait de cet article.
Portrait du leader kurde Abdullah Öcalan.

À l’occasion de l’anniversaire de la fondation, le 27 novembre 1978, du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), le journal Yeni Yaşam a retracé l’historique des processus de dialogue entre l’État turc et le PKK, processus qui n’ont jamais abouti. Nous publions ici la traduction d’un extrait de cet article. 

La question kurde est un héritage de l’empire ottoman. Comme les fondateurs de la république (de Turquie) aspiraient à devenir un État-nation et que leur projet excluait toutes les autres ethnies, la question kurde est devenue un problème plus ardu, comme en témoignent les soulèvements kurdes tout au long de l’histoire de la république.

Bien sûr, il y a eu de nombreux soulèvements sous l’Empire ottoman, mais ils étaient principalement liés aux conflits entre les autorités kurdes et le pouvoir central, et les pertes de vies humaines ne résultent pas d’une tentative de destruction d’une ethnie. Au fil de ces révoltes, s’est développée une conscience nationale kurde.

Au moment de la fondation de la République, il y a avait une opportunité de la construire comme une république turque et kurde. Les Kurdes ont répondu à l’appel à la lutte commune lancé par Mustafa Kemal, mais, pour les dirigeants de la république, cette union était tactique. Les promesses d’autonomie et de reconnaissance des Kurdes n’ayant pas été tenues, les révoltes ont commencé. La dernière en date est celle du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Elle est entrée, le 27 novembre, dans sa 43ème année.

Le premier cessez-le-feu et Turgut Özal

Turgut Özal a été le 8e président de la République de Turquie de 1989 à 1993, après avoir été deux fois Premier ministre. En mars 1993, alors que la guerre entre l’État turc et le PKK durait depuis près de 10 ans, le leader du PKK, Abdullah Öcalan, a annoncé un cessez-le-feu d’un mois, au cours d’une conférence de presse dans la ville libanaise de Bar Elias. Öcalan a précisé que si l’État respectait le cessez-le-feu, celui-ci pourrait être prolongée. Il est à noter que Jalal Talabani, leader défunt de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) participait également à la conférence de presse. Ce cessez-le-feu a été une surprise pour l’opinion publique. Mais des intermédiaires faisaient depuis un certain temps des allers-retours entre Ankara et Öcalan afin de préparer un cessez-le-feu.

Le dialogue entre Özal et Öcalan

Grâce au travail d’intermédiaire du journaliste Cengiz Çandar, alors conseiller de Turgut Özal, et du dirigeant kurde Jalal Talabani, un accord de cessez-le-feu a finalement vu le jour. Un mois plus tard, le cessez-le feu a été prolongé pour une durée indéterminée. La conférence de presse tenue à cette occasion était plus large. Le politicien kurde Hatip Dicle faisait partie des participants à cette deuxième conférence. « Le 17 mars 1993, confie-t-il, était un cessez-le-feu d’un mois. Özal a transmis le message suivant à M. Öcalan par notre intermédiaire, ainsi que par celui de Mam Jalal et du journaliste Cengiz Çandar : ‘Oui, ce cessez-le-feu est d’une grande importance, mais la durée d’un mois ne signifie pas grand-chose. Vous devez le déclarer pour une durée indéterminée’. Nous nous sommes alors rendus à Damas, deux ou trois jours avant la conférence de presse afin d’évaluer la situation avec M. Öcalan. J’étais dans le comité chargé de lui transmettre le message. Le 16 avril 1993, M. Öcalan a prolongé le cessez-le-feu pour une durée indéterminée. Il a ainsi renforcé la main d’Özal. De nombreux hommes politiques, tels que Kemal Burkay, chef du Parti socialiste du Kurdistan (PSK) et Mam Jalal (Oncle Jalal en kurde, surnom donné à jalal Talabani, ndlt) étaient présents à cette conférence. Le 17 avril, nous étions sur le point de repartir en Turquie, enthousiastes de ce grand pas en avant. Avant notre départ, Mam Celal nous a invités dans un très beau restaurant situé à la périphérie de Damas. Après le repas, Mam Jalal – il avait probablement entendu la nouvelle à la radio en arabe – nous a dit : « J’ai de mauvaises nouvelles pour vous. Ils ont annoncé la mort d’Özal en Turquie ». »

Hatip Dicle rapporte également les propos tenus par Öcalan à l’annonce de cette nouvelle : « L’État a probablement tué Özal, parce que c’est une tradition ottomane. Ceux qui perdent ne sont jamais tolérés. La position pacifique d’Özal et son ouverture à une solution politique ont probablement été perçues comme une défaite par l’État profond et c’est probablement pour cette raison qu’il a été tué. »

L’armée ne reconnaît pas le cessez-le-feu

L’armée turque n’a pas respecté le cessez-le-feu annoncé par Turgut Özal, ce qui lui a coûté de nombreuses vies. Des années plus tard, Necati Özgen, le commandant de corps de l’époque, a dit ceci dans une interview accordée au journal turc Hurriyet : « Personne ne m’a donné l’ordre de cessez-le-feu, je n’ai donc donné à personne l’ordre de cessez-le-feu. »

Un moment sombre

40 jours après la mort de Turgut Özal, une unité de militaires désarmés a été arrêtée sur la route Elazığ-Bingöl et 33 soldats ont été exécutés. Par conséquent, les tentatives de cessez-le-feu et de paix ont été interrompues. Plus tard, Öcalan a déclaré que la mort d’Özal et l’exécution des 33 soldats étaient des actes destinés à mettre fin au cessez-le-feu. Après deux ans d’une guerre féroce, le PKK a de nouveau annoncé un cessez-le-feu, le 15 décembre 1995. Mais, dans les premiers jours de l’années 1996, Ankara a encore répondu par un massacre. Le 16 janvier 1996, à Güçlükonak, dans la province kurde de Sirnak, un minibus transportant des civils a été criblé de balles avant d’être incendié. 11 personnes ont été tuées. L’Etat-major turc s’est empressé d’imputer ce massacre au PKK. Cependant, les recherches faites sur place par différentes organisations de la société civiles ont sérieusement mis à mal la thèse officielle. Il s’est avéré que la tuerie avait été commise par le JITEM, une cellule clandestine de la gendarmerie turque aux méthodes extrêmement violentes, utilisée par l’Etat turc au Kurdistan. C’est ainsi qu’a échoué cette seconde tentative de paix. 

Le dialogue avec Erbakan

Lorsque Necmettin Erbakan a été nommé Premier ministre du 54ème gouvernement de Turquie, qui était un gouvernement de coalition formé par le Parti du Bien-être (RP) et le Parti de la Vraie Voie (DYP), connu aussi sous le nom de Refahyol, il a contacté Öcalan par l’intermédiaire de négociateurs. Les dialogues ont été menés par l’intermédiaire de Alev Alatlı et İsmail Nacar. Mais lorsque Erbakan a été contraint de démissionner du gouvernement, le processus a été à nouveau interrompu.

Le processus de paix

Öcalan a repris ses efforts pour la paix au lendemain de son emprisonnement à Imrali. Le 1er septembre 1999, Journée internationale de la paix, il a déclaré à nouveau un cessez-le-feu et appelé les membres du PKK à se retirer en dehors des frontières de la Turquie. Ce processus a duré cinq ans durant lesquels l’État n’a pris aucune mesure. Le 1er juin 2004, le cessez-le-feu a de nouveau été interrompu. L’année suivante, Öcalan a soumis au gouvernement une « Feuille de route pour la paix ». La réponse du Parti de la justice et du développement (AKP) a été d’adopter une loi de repentance appelée « loi de retour à la maison ».

Une seule phrase dans la constitution

En 2008, Öcalan a déclaré : « Si une solution est souhaitée, alors une constitution peut être élaborée, en accord avec les Kurdes. Ils (le dirigeants turcs) peuvent inviter le PKK à participer à l’élaboration de cette constitution. » Öcalan a indiqué qu’il suffirait d’intégrer cette seule phrase dans la constitution : « La Constitution de la République de Turquie accepte l’existence et l’expression démocratique de toutes les langues et cultures ». Selon Öcalan, cette seule disposition pouvait permettre de résoudre pas mal de problèmes : « Si cette phrase est inscrite dans la constitution, le PKK déposera les armes dans les deux mois et le reste sera aménagé par des lois démocratiques. C’est tout à fait possible, nous pouvons arrêter l’effusion de sang. » Cependant, l’autre partie n’a manifesté aucune volonté pour parvenir à une solution. Au contraire, Abdullah Gül, le président de la République de l’époque, a déclaré que tout était prêt pour une opération transfrontalière.

Les négociations d’Oslo

En 2009, Öcalan a publié sa proposition de « feuille de route » pour une solution. S’adressant à l’AKP, il a déclaré : « La résolution ne pourra progresser que s’il y a une négociation démocratique, soyez courageux, ouvrez la voie à une solution démocratique. Ouvrez la voie à une politique démocratique. Ouvrez la voie à la paix. Ouvrez la voie à la négociation démocratique. »

Au moment où Öcalan a fait cette déclaration, les négociations dites d’Oslo avaient déjà commencé. Démarrées officiellement en septembre 2008, elles ont duré près d’un an, avec l’entremise d’institutions internationales. En août 2009, après que la feuille de route ait été remise à l’État, Hakan Fidan, chef des services de renseignements turcs (MIT) a participé aux pourparlers en tant que représentant du Premier ministre. Une fois de plus, l’Etat n’a accompli aucune avancée. Le processus a pris fin après que 11 soldats de l’armée turque aient été tués dans un affrontement dans la région de Diyarbakır.

Le processus de Habur

Par ailleurs, des évolutions ont eu lieu en Turquie parallèlement aux négociations d’Oslo. À l’appel d’Öcalan, 34 membres du PKK sont entrés en Turquie par la frontière de Habur, dans le district de Silopi, à Sirnak. Ils ont été accueillis en liesse par près de 50 000 personnes. Cet événement a suscité de très nombreuses critiques au sein de l’opposition nationaliste, ce qui a incité le gouvernement à reculer une fois de plus. 

En 2011, a commencé une nouvelle période de dialogue entre l’Etat turc et Öcalan sur l’île-prison d’Imrali. Ce processus a été interrompu par l’intensification des opérations dites KCK (Union des communautés du Kurdistan), qui ont conduit à l’arrestation de près de 10 000 personnes. À propos de cette nouvelle vague de répression politique, Öcalan a déclaré ceci : « Depuis juillet 2011, ils sont engagés dans une grande guerre. Ils ont finalement mené leurs opérations de liquidation. L’équipe qui a convaincu le Premier ministre de faire ces opérations lui a fait miroiter la fin du PKK en 2011. Sur cette base, ils ont mis dix mille personnes derrière les barreaux. »

Le 24 juillet 2011, a eu lieu la dernière rencontre d’Öcalan avec ses avocats*. Et le 22 novembre suivant, tous ses avocats ont été arrêtés. Cette politique répressive a continué jusqu’en 2013.

Accord de Dolmabahçe

À partir du début de de l’année 2013, Öcalan a déclaré le « Processus de libération démocratique et de vie libre ». Au cours de cette période, des réunions importantes ont eu lieu entre la délégation de l’État et Öcalan, auxquelles le PKK a également participé. À l’issue de négociations intenses, un protocole de solution rédigé par Öcalan a été annoncé par les représentants de l’État et une délégation du Parti démocratique des Peuples (HDP), au cours d’une conférence de presse dans le palais de Dolmabahçe, à Istanbul, le 1er mars 2015.

L’accord de Dolmabahçe contenait 10 points qui étaient ainsi rédigés : 

1 – Le contenu de la politique démocratique doit être discuté.

2 – Les dimensions nationales et locales de la solution démocratique doivent être définies.

3 – Les garanties légales et démocratiques de la libre citoyenneté.

4 – Les thèmes concernant la relation de la politique démocratique avec l’État et la société et l’institutionnalisation de celle-ci.

5 – Les dimensions socio-économiques du processus de solution.

6 – Les relations entre démocratie et sécurité dans le processus de solution doivent être traitées de manière à renforcer l’ordre public et la liberté.

7 – Les Solutions et garanties juridiques pour les questions relatives aux femmes, à la culture et à l’écologie.

8 – Une compréhension démocratique pluraliste concernant la reconnaissance du concept d’identité devrait être développée.

9 – La république démocratique, la patrie commune et le concept de nation devraient être définis sur la base de critères démocratiques et garantis constitutionnellement et légalement dans le système démocratique pluraliste.

10 – La nouvelle constitution devrait être conçue de façon à intégrer tous ces mouvements et transformations démocratiques.

Le processus de Dolmabahçe a duré jusqu’en avril 2015. C’est alors que le président turc Recep Tayyip Erdoğan a déclaré ne pas reconnaître l’accord. En contrepartie de ses efforts pour la paix, Öcalan s’est vu imposer un isolement total. Lors d’une rencontre qu’il a pu avoir avec un membre de sa famille après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, Öcalan a déclaré ceci : « Je continue à travailler sur les projets de paix. S’il existe une telle intention, nous pouvons résoudre ce problème en quelques mois avec nos projets de paix. Je jouerai mon rôle s’ils sont sincères dans la recherche d’une solution démocratique et de la paix ». Cependant, loin de répondre à ces appels, le pouvoir turc a aggravé l’isolement d’Öcalan.

*À partir de cette date, Öcalan a été soumis à un isolement strict et empêché de rencontrer ses avocats. Après huit ans, il a pu rencontrer à nouveau ses avocats en mai 2019, suite à un mouvement massif de grève de la faim dans les prisons turques en 2018-2019. Cependant, après avoir autorisé quelques visites, le régime turc a rétabli l’isolement total.