Lors de la conférence de presse pour faire un point sur l’agression turque en Syrie le 19 février à la mairie du Xème arrondissement de Paris.

Une conférence de presse a été organisée par la Représentation diplomatique du Rojava en France le 19 février à la mairie du Xème arrondissement de Paris. Ouverte à toutes et à tous, elle a été l’occasion de faire un point sur l’agression turque à Afrin. Représentant du Rojava en France, Khaled Issa a commenté cette actualité, accompagné notamment de Patrice Franceschi, écrivain, et Gérard Chaliand, spécialiste en géopolitique.

Pour Khaled Issa, l’agression turque à Afrin ne concerne pas seulement les populations à majorité kurde de la région, « c’est une violation du droit international et des frontières de la Syrie. Nous faisons partie de l’Etat syrien et nous n’avons jamais eu la prétention de remettre en cause ses frontières. Bien sûr, nous avons un programme politique clair mais il s’inscrit dans le cadre de la Syrie. Nous sommes conscients que le régime actuel à Damas n’est pas démocratique, que la contestation initiale du peuple syrien en 2011 a été détournée de son but par l’intervention de pays étrangers. Ces ingérences ont contribué au retour du confessionalisme et du terrorisme. C’est pour cela que nous avons opté pour une troisième voie, un projet qui s’inscrive à lintérieur de la Syrie où nous prévoyons un système fédéral et démocratique. Nous pensons qu’une société multiethnique et multiconfessionnelle ne peut pas être bâtie sur la légitimité d’une seule nation ou d’une seule religion. Cette conception dérange Damas mais aussi la Turquie, que monsieur Erdogan dirige à travers un nationalisme et un islamisme forcené sous état d’urgence ».

Malgré l’intensité des combats qui ont gagné en intensité ces derniers jours, les populations civiles n’ont pas quitté massivement la région. Les objectifs non-militaires pris pour cible par l’aviation et l’artillerie turque n’ont pas eu raison de leur volonté de rester sur place.  « La population n’a pas fui Afrin, elle s’organise et se défend. Elle est attachée à son territoire et luttera jusqu’au bout », constate Khaled Issa.  « Elle a vu des renforts arriver d’autres régions de la Syrie pour mener la résistance (…). La stabilité dans la région est aujourd’hui menacée par le gouvernement AKP de la Turquie qui ne supporte pas de voir le vivre-ensemble des différentes communautés dans le nord de la Syrie. Les agissements actuels de la Turquie ne sont pas seulement grave pour les Kurdes ou le peuple syrien mais pour l’ensemble de la communauté internationale ».

Une position délicate pour la France

Après un mois de guerre à Afrin, les réponses apportées par les puissances internationales sont toujours insuffisantes. Si l’ouverture d’un corridor humanitaire est à l’étude au Conseil de Sécurité de l’ONU sous l’impulsion de la France et de la coalition internationale, les mesures effectives pour venir en aide à Afrin sont pour l’instant inexistantes.  « Evidemment, on souhaiterait que les réactions vis-à-vis de la Turquie soient plus nettes, plus dures comme le mériterait l’agressivité dErdogan », souligne Patrice Franceschi.  « Nos diplomates pensent qu’il faut y aller plus doucement, plus progressivement… La présence de la Turquie au sein de l’OTAN pose aujourd’hui un réel problème. Comme nous l’ont révélé des décideurs français lors d’une récente réunion à lElysée, il est inenvisageable pour la France de tirer sur des chars ou des avions faisant partie des forces de l’OTAN (…).  Tant que la Turquie en fera partie, elle bénéficiera d’une certaine protection et elle le sait. Pire, elle est aujourd’hui un cheval de Troie pour les groupes djihadistes dans l’OTAN ».

Pour l’écrivain, il est urgent de reconsidérer les relations de la France avec la Turquie d’Erdogan : « ce qui était vrai il y a dix ou vingt ans avec la Turquie ne l’est plus forcément aujourd’hui. Mais l’on préfère faire preuve de paresse intellectuelle, c’est tellement plus facile de maintenir le statu quo dans ses relations avec la Turquie que de les redéfinir. Cela dit, la France n’abandonne pas les Forces démocratiques syriennes (FDS). Elle est le fer de lance des négociations avec les autres puissances impliquées en Syrie et pèse de tout son poids pour que les FDS tiennent sur le terrain ».

La retenue des pays occidentaux est compréhensible pour le représentant du Rojava en France. Néanmoins, il déplore que la Turquie « semble faire ce que bon lui semble. Tant qu’il n’y a pas de réaction sérieuse à la hauteur de la gravité de la situation parmi les puissances occidentales, le régime turc continuera à agir selon son bon vouloir. Il ne faut plus céder devant le chantage migratoire d’Erdogan (…). En tant que membre du Conseil de sécurité, je pense que la France peut faire beaucoup plus que ce qu’elle n’a fait jusqu’à présent. Je n’oublie pas qu’en 2014, c’est elle qui a fait la différence lors de la bataille de Kobanê ».

La Turquie ne cache plus son vrai visage…

A l’époque l’ennemi était religieux et il l’est toujours aujourd’hui. L’extrémisme islamiste a troqué le drapeau noir de Daesh contre un patch de l’Armée syrienne libre (ASL) dans l’ombre bienveillante de l’étendard turc. Pour le spécialiste des conflits armés Gérard Chaliand, « monsieur Erdogan a décidé de se débarrasser de la césarienne culturelle opérée par Mustapha Kemal, le caractère séculier de l’Etat turc. Il souhaite un retour au sunnisme le plus strict et ne rejoint Kemal que sur un nationalisme ombrageux dont les Kurdes ont fait les frais depuis 1924 (…). Il n’y a pas d’état de droit en Turquie, tout simplement. Ces quinze derniers jours, plus de 600 personnes ont été emprisonnées pour avoir remis en cause ou exprimer son opposition à l’offensive turque à Afrin (…). Le projet de monsieur Erdogan à Afrin est d’une simplicité qui l’honore : se débarrasser des combattant.e.s kurdes, expulser la population kurde de ses territoires ancestraux pour les “rendre” à ceux qu’il considère comme ses habitants originaux, c’est-à-dire les Syriens de l’ASL, sobriquet derrière lequel s’abritent de nombreux djihadistes, soutenus par la Turquie ».

Malgré toute sa bonne volonté guerrière, la Turquie d’Erdogan n’aurait pu se permettre d’attaquer les FDS et les populations civiles à Afrin sans l’accord de la Russie, maitresse du ciel syrien. Si elles ont en majorité évacué la région d’Afrin, une partie des unités russes sont toujours stationnées au sud-ouest, dans le district de Tell Rifaat.

… et la Russie ses intérêts

L’attitude conciliante de la Russie à l’égard de la Turquie n’est motivée que par un seul objectif majeur selon Gérard Chaliand : « le maintien d’un pouvoir allié en Syrie, le dernier qui lui soit favorable dans le monde arabe (…). Pour avoir obtenu le feu vert d’une opération militaire sur Afrin de la part de la Russie, la Turquie semble avoir consenti à ne pas remettre en cause le régime de Damas. Et comme celui-ci garanti à Moscou la préservation de ses intérêts… Plus on se rapproche de ce qui semble être un dénouement de la crise syrienne, plus les intérêts vitaux des différents acteurs étatiques impliqués en Syrie vont s’étaler au grand jour. Difficile dans ces conditions de prédire l’avenir à Afrin et en Syrie. Les jours et semaines à venir nous en diront plus ». Le seul port militaire russe en Méditerranée dans la province de Lattaquié, les contrats liés à la reconstruction de la Syrie et sa position stratégique au Moyen-Orient valent bien l’abandon des FDS à majorité kurde et la violation de la souveraineté de son allié syrien. Celui-ci, tout comme l’Iran, s’oppose fermement à la progression des forces armées turques et de ses affiliés sur son territoire.

Commentant les rumeurs faisant état d’un accord entre le PYD et le régime de Damas, Khaled Issa a réaffirmé que « les territoires d’Afrin et ceux à l’est de l’Euphrate font partie de la Syrie. Nous n’avons jamais eu de volonté séparatiste. Nous faisons partie de l’Etat syrien et respectons son intégrité territoriale. Dans ce sens, il y a eu une déclaration de l’administration autonome d’Afrin soulignant que si le régime de Damas se considère toujours comme le dirigeant de la Syrie, alors l’armée syrienne doit assumer ses responsabilités pour en défendre les frontières. Un accord est en cours de négociation avec le régime mais rien n’est signé pour l’instant. Une fois conclu, un communiqué sera publié. Tant qu’il n’y a pas de communiqué officiel, il n’y a pas d’accord ».

L’officialisation de l’accord est intervenue ce mardi 20 février, quelques heures après l’intervention de Khaled Issa.  Le déploiement dans la région d’Afrin d’unités militaires fidèles au régime de Bashar al-Assad, les Forces de défense nationale, marque un tournant dans le conflit en Syrie. Il met pour la première fois aux prises deux acteurs étatiques avec leurs armées conventionnelles et leurs supplétifs. Cette évolution du conflit syrien consacre l’inertie des pays occidentaux, tout en démontrant la prise de conscience par les autorités de Damas et d’Afrin de la gravité de l’attaque turque. Outre la complexification et le pourrissement de la guerre en Syrie, l’emploi de milices djihadistes par la Turquie fait de nouveau déjà planer sur la Syrie, le Moyen-Orient et l’Europe le spectre du terrorisme islamiste.

« La Turquie se comporte comme un ennemi de la France »

Ce que ne manque pas de souligner Patrice Franceschi pour qui la situation actuelle dans le nord-ouest de la Syrie « nous concerne toujours autant. Ne pas s’en rendre compte est une faute morale et politique. Si nous pensons que la menace djihadiste est derrière nous, nous nous trompons lourdement. Il ne faut pas se tromper d’ennemi et aujourd’hui, il est au côté de l’armée turque. Les zones contrôlées par les FDS sont les plus dynamiques en Syrie dans la lutte contre le terrorisme. La Turquie mène contre elles une vraie guerre pendant que nous détournons le regard (…). Il est important de définir qui sont les amis de la France et qui ne le sont pas en Syrie et en la matière, force est de constater que la Turquie se comporte comme un ennemi. Cela fait plus de cinq ans que je me rends en Syrie et cela fait autant de temps que je vois la Turquie soutenir par tous les moyens possibles les groupes djihadistes. Hier Daesh, aujourd’hui l’ASL. La Turquie cherche à tirer profit du manque de ténacité sur le long terme de la France ou des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme afin de remettre en selle ceux qui ont déjà été vaincus »

Un avis partagé par Khaled Issa pour qui le caractère religieux de l’agression turque se double d’un périlleux jeu géopolitique : « Cette attaque est aussi un moyen de soulager Daesh, en difficulté dans la région de Deir ez-Zor où les terroristes ne tiennent plus que deux enclaves. Bien sûr elle vise les Kurdes et leurs alliées en Syrie mais c’est également une façon de maintenir une capacité de nuisance suffisante à l’égard de l’Europe afin de négocier au mieux avec elle. Ankara menace l’Europe d’un afflux migratoire important sur son sol qui ferait craindre une arrivée massive de terroristes. Avec le recul territorial de Daesh en Syrie, la Turquie a perdu son levier d’influence sur l’Europe et cherche aujourd’hui à le retrouver. De nombreux mercenaires et dirigeants de Daesh ont été recyclés par monsieur Erdogan dans l’ASL. Nous en détenons les preuves, noms et photos à l’appui ».

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