L’expérience de la bataille d’Afrin a montré que la principale faille dans le dispositif de défense des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) était le manque de protection vis à vis de l’aviation turque. Si la Turquie était privée de son appui aérien, cela deviendrait très difficile, voire impossible, pour l’armée turque de réaliser des avancées sur les forces à majorité kurde du nord de la Syrie.
Retour sur la situation
Les événements s’enchaînent vite, Donald Trump a pris position contre son administration et ses alliés européens et régionaux du Moyen-Orient, à l’exception de la Turquie, pour un retrait des troupes américaines de Syrie. Des rencontres sont déjà organisées dans la semaine, l’ordre de retrait a été signé et le président américain a mis au pas de course son administration pour laisser le soin de la lutte anti-Daech à Erdogan, le plus grand soutien des djihadistes syriens. Donald Trump semble déterminé à livrer à son homologue turc les populations kurdes, les jetant en pâture à ses djihadistes. Ces derniers entonnant des chants de Daech sur le chemin des lignes de front comme l’a révélé une récente vidéo. Des commandants américains présents sur place s ‘opposent au désarmement des FDS demandé par l’État turc. Bientôt, la situation sera étudiée au Sénat et au congrès des Etats-Unis ; ces deux instances risquent de ne pas faire de cadeau à Trump dans son retrait. Le Sénat étant responsable du refus de livraison des États-Unis des F-35 à la Turquie, tant qu’elle n’aura pas annulé sa vente de S-400 à la Russie qu’elle maintient pour le moment. Le congrès à majorité démocrate pourrait trouver une nouvelle occasion de s’opposer à Trump, notamment sur la question du devenir des armes américaines données aux FDS.
Des négociations ont été engagées avec l’État russe, une délégation américaine étant en cours de discussion avec eux. Poutine a montré lors des événements d’Afrin qu’il procédait comme un seigneur de guerre qui échange des régions contre d’autres. La Turquie lui proposant depuis un moment un échange entre Manbij et Idlib, tout porte à croire que le président russe pourrait accepter malgré un déploiement récent de ses troupes avec l’État syrien à l’Ouest de Manbij, dans la zone d’Arimah.
La France a annoncé son maintien sur place. Si elle en a la volonté, elle pourrait se retrouver à la tête d’une coalition hétéroclite pour le maintien d’une force occidentale dans la zone. Un large panel de pays souhaite le maintien d’une présence occidentale en Syrie pour contrer l’influence de l’Iran et de la Turquie. Elle pourrait être appuyée par les Britanniques, plusieurs monarchies du golfe, comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Irak ou encore la Jordanie pourraient aussi apporter leur soutien (notamment financier, ce qui pourrait manquer à la France pour mener cette opération).
Les autorités du Rojava ont déclaré que l’alliance avec les États-Unis est une alliance tactique depuis le départ et qu’ils n’ont jamais compté sur un soutien américain pour se défendre et qu’ils sont prêts à se battre en cas d’invasion turque. D’après les autorités locales, les bureaux de recrutement des FDS ont reçu une influence inhabituellement élevé par opposition de la population locale à l’invasion turque, notamment à Tel Abyad pourtant considéré comme un bastion pro-islamiste et pro-turc. Le Rojava n’a pas demandé la venue de plus de troupes occidentales sur place mais la mise en place d’une no fly zone pour interdire tout survol de l’espace aérien par l’aviation turque.
Le contrôle de l’espace aérien, la clé des opérations militaires.
Pendant la bataille d’Afrin, ce qui a permis aux troupes turques d’occuper la région est l’utilisation de moyens aériens massifs. Si celle-ci n’avait pas été possible, il n’est pas certain que la Turquie aurait pu réaliser son ambition. C’est parce que Poutine contrôle l’espace aérien de la zone et avait autorisé l’opération qu’elle a été possible. En effet, de nombreuses tentatives d’attaques d’Afrin par les supplétifs islamistes de l’État turc sans soutien aériens s’étaient soldées par des échecs répétés de 2012 à début 2018. Pendant la bataille même, un incident est venu stopper les bombardements turcs sur Afrin. Un avion russe a été abattu par des supplétifs islamistes soutenus par la Turquie. La Russie avait aussitôt rétabli la protection de l’espace aérien, empêchant l’aviation turque de bombarder Afrin pendant une courte période. Durant cette période, les troupes turques et leurs supplétifs avaient reculé dans plusieurs localités et des véhicules blindés avaient même été capturés par les FDS après la fuite de leurs occupants. Cela confirme l’analyse qu’avait partagée le commandement des FDS : sans son appui aérien, les Turcs et leurs supplétifs n’étaient pas capables de prendre Afrin. Cela vaut également pour le reste du Rojava qui avait mis en échec toute les attaques de l’État turc et de leurs supplétifs jusqu’à présent.
Par conséquent, il ne s’agit pas pour les troupes françaises présentes sur place de se battre, les FDS savent le faire. Ils l’ont montré contre Daech, contre les islamistes et le régime syrien. Ils n’ont pas besoin de troupes au sol pour se battre à leur place, pour obtenir la victoire. Ils ont besoin que l’aviation turque ne puisse pas opérer tranquillement, ils ont besoin que l’espace aérien soit interdit aux avions turcs. Dans ces conditions, ils pourront se défendre. Ils ont du matériel anti-char et ils ont du courage. Donc, la question est la suivante : la France et ses alliés seront-ils capables de contrôler l’espace aérien sans le soutien des États-Unis ?
On ne peut pas dire que l’armée française soit en retard. En effet, l’armée de l’air française est dotée du Rafale, chasseur-bombardier bien supérieur aux F-16 turcs. Les F-35, avion de dernière génération, n’ayant pas encore été livrés à la Turquie, notamment du fait de l’opposition du sénat des États-Unis, contre la position de Trump. Les sénateurs pourraient de nouveau jouer un rôle important si l’accord que Trump veut négocier avec les Turcs ne leur plaît pas. Le Rafale étant fabriqué indépendamment des États-Unis, il est autonome vis à vis de leur technologie. Il peut être équipé de missiles air-air Météor, également de fabrication française et également autonome, à grand rayon d’action et de très haute précision. Il peuvent être tirés hors de portée de la DCA turque, et la France dispose de bases aériennes dans la région (notamment chez les Émirats arabes Unis). Par conséquent, il s’agit d’une arme très dissuasive face à la force aérienne turque vieillissante. Cela peut largement être couplé avec un dispositif au sol de missiles sol-air. D’ailleurs, les autorités du Rojava ne demandent pas mieux que d’être équipées de ce type d’arme. Les britanniques peuvent également assurer une partie du contrôle aérien et d’autres Etats de la région pourraient renforcer le dispositif.
Le contrôle de l’espace aérien par la France et ses alliés est possible. Il s’agit principalement d’une question de volonté. Si le gouvernement français désire le maintien de la présence française sur place, c’est possible face à une éventuelle invasion turque, il en a les moyens techniques. Son rôle diplomatique a été bénéfique comme me la confirmé une source diplomatique kurde impliquée dans le dossier : « avoir le soutien de la France nous permet de négocier en bonne position face à la Russie ou d’autres États. Dans la période actuelle, son soutien joue un rôle très important pour nous et aide à poursuivre notre politique diplomatique de façon plus autonome». Par conséquent, la France voit déjà l’intérêt géostratégique d’être présente sur place et compte bien tirer des privilèges de l’auto-administration du Rojava. Elle sait que la route des pipelines passe par la Syrie, et Manbij est située en plein sur cette route, ce qu’Erdogan n’a pas oublié. Mais ce n’est pas le seul facteur : le soutien de presque toute la classe politique et de larges pans de la population française joue également en faveur des FDS. Ils ont combattu les djihadistes, et une invasion turque signifierait le retour de Daech et des djihadistes en Syrie. L’opinion publique doit le comprendre pour se mobiliser et le gouvernement aura toutes les raisons de soutenir les FDS contre l’invasion que la Turquie prépare.