Comme la Vallée des Rois en Egypte ou le Parthénon en Grèce, Hasankeyf devrait être un sanctuaire historique et culturel pour l’humanité. Avide de satisfaire ses besoins en eau et en électricité, l’État turc plongera la cité millénaire sous les eaux avec la construction avancée du barrage d’Ilisu. Les photos qui accompagnent le texte ne seront bientôt que des souvenirs ou le sont déjà.
La route entre Midyad (Midyat) et Êlih (Batman), s’élève parmi les montagnes rocailleuses, prend un dernier virage avant de plonger dans la vallée du Tigre à quelques kilomètres de Hasankeyf. Le fleuve déploie ici ses méandres paisibles d’ouest en est, et dans l’un d’eux, se niche la petite ville. Le Tigre a patiemment dessiné son lit, sculptant la roche orangée de ses flots. La beauté du lieu, la quiétude qui s’en dégage frappe celui qui prend le temps de le contempler. On pourrait s’arrêter toute une vie sur l’une des collines surplombant la ville et le fleuve et ne jamais se lasser du tableau qui s’offre à nos yeux. Le Tigre glisse le long des falaises percées d’innombrables cavités, les troupeaux se régalent de l’herbe verte printanière entre les monuments historiques, témoins du passage à Hasankeyf de multiples civilisations.
Nos lointain.es ancêtres ont investi ce coin de la vallée du Tigre il y a plus de 12 000 ans. À l’image du cours d’eau, eux aussi se sont mis.es à creuser les parois des contreforts qui s’élèvent le long de ses rives. La roche, friable mais solide, a permis leur installation dans des habitats troglodytes. Au fil des siècles, les populations de Hasankeyf ont maintenu l’équilibre avec cet environnement propice à la vie, oasis dans une région steppique à l’amplitude thermique prononcée. Une partie vivait encore dans les falaises durant les années 70, avant de rejoindre, bon gré mal gré, des maisons individuelles construites par l’État sur les berges en pente douce offertes par le Tigre.
Un projet vieux de plusieurs décennies
Malheureusement le modernisme est venu contester cette concordance entre la nature et l’être humain. L’humilité et le respect à l’égard du milieu naturel ont laissé place à la quête effrénée de richesses à arracher à notre environnement. On ne vit plus avec la nature, on vit sur son dos. Cette logique détestable nous contraindra bientôt à parler au passé de l’éclat de Hasankeyf et de la vallée du Tigre qui s’étale aux pieds de ses habitations.
Évoquée depuis les années 50, la construction d’un barrage en aval de la cité millénaire et sa mise sous les eaux est malheureusement en bonne voie. Le projet portant sur la construction d’un barrage sur le site d’Ilisu, à plusieurs dizaines de kilomètres en aval de Hasankeyf, a été retenu par la Direction générale des ouvrages hydrauliques d’État (DSI) en 1997. A l’origine, des entreprises allemandes, autrichiennes ou suisses sont parties prenantes du projet, mais elles se retirent en 2009, faute de garanties apportées par la Turquie quant à la préservation écologique et culturelle des lieux. Une compagnie autrichienne maintient néanmoins sa participation, l’État et les banques turques prennent le relais et investissent massivement dans la construction du projet dont le coût est estimé à deux milliards d’euros. En 2010, la première pierre est posée à Ilisu.
Le barrage qui étranglera le Tigre à cet endroit culmine à 138 mètres. Si l’on ne connaît pas la date exacte de sa mise en route, on sait d’ores et déjà que le niveau d’eau s’élèvera sur 136 kilomètres en amont et inondera 313 kilomètres carrés de terres. Plus de 400 sites archéologiques reposeront au fond du futur lac ou seront rendus inaccessibles par celui-ci, deux cents localités et plus de 78 000 personnes seront touchées par la montée des eaux à venir, dont on murmure qu’elle pourrait avoir lieu fin 2018 ou en 2019. Il faut dire que l’État turc n’entretient aucune forme de dialogue ou de concertation avec les populations locales, réticentes au barrage hydroélectrique.
Réalités du GAP
Celui-ci s’inscrit dans le cadre du Projet d’Anatolie du Sud-Est (GAP) lancé à la fin des années 70 dans une dizaine de provinces kurdes de Turquie, d’Antep à Şirnex (Şırnak). Pour les autorités turques, il s’agissait d’arrimer les provinces du sud-est majoritairement kurdes au développement économique à l’œuvre dans le reste du pays. Pour ce faire, l’État a érigé sur les cours de l’Euphrate, du Tigre et de leurs affluents une vingtaine de barrages afin de satisfaire les besoins croissants de l’économie turque en électricité et de permettre l’irrigation d’environ 1 800 000 hectares de terres cultivables. En parallèle, le réseau de communications devait s’améliorer, permettant à son tour l’implantation d’un tissu industriel quasi-inexistant dans la région et ainsi y favoriser l’emploi.
Quelques décennies plus tard, on peut constater que les retombées économiques ne sont pas à la hauteur des espérances locales. Si les voies de communications se sont développées et continuent à l’être aujourd’hui, l’activité industrielle des régions concernées par le GAP reste mineure. Elle n’a pas su enrayer la migration des populations locales vers les métropoles de l’ouest turc pour trouver du travail, les provinces kurdes demeurant les plus affectées par le chômage en Turquie.
Quant à l’irrigation de nouvelles terres, couplée à la mécanisation de la production agricole encouragée par l’État, elle a favorisé la concentration des terres cultivables entre les mains de grands propriétaires, au détriment des petites exploitations. De plus, le gouvernement turc a encouragé certaines monocultures intensives comme le coton, malgré sa gourmandise en eau, afin de répondre à la demande du secteur textile, pilier de l’industrie turque à l’exportation. Dans son modèle capitaliste, l’État turc ne laisse plus la place à une agriculture vivrière, de subsistance où chacun.e subvient à ses besoins et ceux de sa famille. Le monde paysan doit fournir sa contribution à la croissance nationale dont le cœur repose à l’ouest du pays, peu importe que les populations kurdes du sud-est ne ramassent que les miettes.
Hasankeyf, symbole de l’économie coloniale turque au Bakûr
Comme le coton, les céréales et l’électricité produites au Bakûr sont en grande majorité acheminées, transformées et consommées à l’ouest de la Turquie. Pour garantir son essor économique, elle a mis en place une économie de type coloniale. Le but du GAP et du barrage d’Ilisu reste avant tout l’exploitation des richesses naturelles des provinces kurdes. L’objectif poursuivi par l’État est également le contrôle de régions qui lui sont traditionnellement hostiles. C’est ainsi que la création d’infrastructures hydroélectriques ou le développement du réseau de communication sont accompagnés par l’implantation de forces armées turques aux capacités de mouvement plus importantes que par le passé.
Le barrage d’Ilisu, qui rayera de la carte Hasankeyf telle qu’on la connait aujourd’hui, remplit ces deux objectifs. L’exploitation capitaliste des richesses naturelles et les questions de sécurité intérieure sont plus fortes en Turquie que son histoire et sa culture qui, au fond, nous appartiennent à toutes et à tous.