Dimanche 07 novembre 2021, le président Erdogan se rendait à Batman pour rencontrer la jeunesse AKP de la ville dans la « librairie du peuple ». Il est accueilli par un groupe de musique kurde qui interprète la chanson « Semle », alors qu’il s’avance en saluant une foule soigneusement triée sur le volet venue l’accueillir. Puis, une fois installé, une jeune fille prend la parole pour lui souhaiter la bienvenue en kurde, le tout sous l’oeil attentif des caméras qui n’en manquent pas une miette. Ce n’est pas la première fois qu’on assiste à ce genre de mise en scène. Lors de la venue d’Erdogan à Diyarbakir en avril dernier, il avait eu droit à une foule l’ovationnant au cri de « bijî serok », détournement du slogan de l’opposition kurde « bijî serok Apo » en hommage à Abdullah Öcalan, leader kurde emprisonné depuis 1999 à l’isolement sur l’île d’Imrali, et privé de contact avec ses avocats depuis plusieurs années. À la même occasion, des bâches portant l’inscription « ez ji te hez dikim Erdogan » (« nous t’aimons Erdogan » en kurmandji [principal dialecte du kurde]) avaient été déployées sur les remparts de Sur, le centre historique de Diyarbakir. Une opération hautement symbolique dans ce lieu où une jeunesse à bout avait déclaré l’autonomie fin 2015-début 2016, avant de se faire massacrer par la troisième armée de l’OTAN dans le silence assourdissant de la communauté internationale. Le même genre d’affiches avait été collé dans chaque ville du Kurdistan.
À l’approche de la présidentielle de 2022, dont l’issue paraît de plus en plus incertaine pour Erdogan, la bienveillance affichée de la part du Reïs envers la langue kurde ressemble fortement à une façon pour l’AKP de capter les votes kurdes au moment même où le principal parti d’opposition, le HDP (Parti démocratique des Peuples), largement plébiscité dans les régions kurdes, est sous le coup d’une procédure de dissolution.
Tout est fait pour donner l’impression que la langue et la culture kurde sont reconnues au sein de la république turque, en rupture avec la politique de répression totale menée dans les années 90. Un discours volontiers repris par les soutiens kurdes d’Erdogan, comme ce patron d’un atelier textile de Batman qui affirme que la situation n’a plus rien à voir avec les années 90, que le régime d’Erdogan reconnaît l’existence du peuple kurde, de sa culture et de sa langue, et réalise des investissements « bons pour les affaires » dans les régions kurdes. Pour ce patron, qui affiche une pratique religieuse tout aussi ostentatoire que récente et affirme détester l’état kémaliste des années 90, les membres de l’AKP sont des « frères » des Kurdes.
Un point de vue que ne partagent probablement pas les travailleurs de la revue kurde Nûbihar, qui début novembre se sont vus interdire l’ouverture d’un stand à la foire aux livres de Siirt. Ou ce professeur, sous le coup d’une procédure de limogeage parce que, suite à une dénonciation, la police a trouvé, en perquisitionnant son véhicule, une playlist avec « beaucoup de musique kurde », faisant planer le soupçon d’une appartenance à une organisation d’opposition.
Si l’apparente reconnaissance par le président Erdogan de la langue kurde et de la culture participe à la campagne électorale, la stratégie est en réalité bien plus dangereuse, et participe à l’étouffement du combat du peuple kurde pour l’autodétermination, au même titre que la répression des forces politiques, syndicales, civiles d’opposition et que la guerre contre le PKK dans les montagnes au nord de l’Irak. Langue et culture sont cantonnées par l’AKP à un patrimoine folklorique, qu’on peut exhiber de temps à autre pour divertir. Mais dans le même temps, toute reconnaissance officielle de la langue est bannie, et son emploi dans le cadre de la vie quotidienne ou dans les institutions étatiques est nié et réprimé. Les exemples sont quotidiens, du tabassage régulier de travailleurs kurdes qui ont eu le malheur de chanter dans leur langue, au refus d’une défense en langue kurde de la militante du mouvement des femmes Ayse Gökkan, condamnée par la suite à trente ans de prison, en passant par les pressions constantes sur l’enseignement privé en langue dispensé par des structures comme l’institut Med-Der, la fermeture des quelques écoles privées qui dispensaient un enseignement en langue kurde et la criminalisation des enseignants de celle-ci. Et quant à l’enseignement optionnel de la langue kurde mis en avant par le gouvernement, celui-ci reste de façade : en 2021, seuls quatre enseignants ont été recrutés, sur plusieurs centaines de diplômés de la formation. Les deux heures hebdomadaires n’ont aucun sens quand on parle d’une langue vivante enseignée au sein de la population qui l’utilise au quotidien – mais s’apparentent davantage à l’enseignement d’une langue qu’on voudrait morte ou figée. Les directions d’école tentent de décourager les parents qui demandent l’ouverture de l’option dans leur établissement comme l’explique Mirad, co-président de Med-Der : « On fait peur aux familles, c’est pourquoi de nombreux parents ne veulent pas que leurs enfants apprennent le kurmandji. Ils veulent que les gens fuient cette langue et, en même temps, prétendre face aux autres États que les Kurdes ont le droit de choisir d’apprendre leur langue. C’est également une forme d’humiliation de ne laisser que quelques enseignant.es à des millions de citoyens. Ils veulent dire : nous avons donné ce droit aux Kurdes, mais eux-mêmes ont honte d’apprendre la langue. La vraie humiliation est que le kurmandji soit devenu facultatif. Quand tous les habitants d’un village sont kurmandj, pourquoi leurs enfants ne devraient-ils pas être éduqués dans cette langue ? Ou pourquoi ne pas apprendre deux langues ? »
Folkloriser la langue, la culture, les muséifier en quelque sorte, constitue pour l’AKP un excellent moyen de faire taire toute revendication politique par rapport à celles-ci, tout en donnant une apparence d’ouverture et de rupture par rapport aux politiques nationalistes kémalistes pré-AKP. Une stratégie qui fait penser à la situation dans les régions kurdes d’Iran. L’usage de la langue y est toléré au quotidien, tout comme la culture (vêtements, musique). Mais toute opposition politique y est férocement réprimée par l’emprisonnement, la torture, la pendaison. Ainsi mi-2020, Zahra Mohammadi, directrice de l’association culturelle Nojin, était condamnée à 10 ans de prison pour avoir enseigné le kurde dans le cadre associatif.
Pseudo-ouverture d’un côté, répression toujours plus féroce de l’autre : le combat pour la défense de la langue kurde, porté par les organisations de la société civile comme Med-Der, la confédération syndicale KESK, le parti d’opposition HDP, reste donc plus que jamais central pour le mouvement kurde, en particulier dans la perspective des élections de 2022. Les résultats de celle-ci montreront si la nouvelle stratégie d’ouverture de l’AKP vers la société civile kurde portera ses fruits. De 2013 aux élections de 2015, la tentative d’Erdogan de gagner les voix kurdes en acceptant de débuter un processus de dialogue avec le mouvement kurde s’était avérée un échec électoral, et la répression qui continue aujourd’hui encore s’était abattue de plus belle sur le mouvement kurde.