Nous reprenons l’article de Chris Den Hond publié sur Orient XXI concernant les bombardements de l’Etat turc à Afrin. 

LES RISQUES DE L’INTERVENTION À AFRIN

L’offensive déclenchée par l’armée turque avec l’aide de miliciens de l’Armée syrienne libre contre la ville d’Afrin vise d’abord les combattants kurdes. Elle complique encore la situation en Syrie où les puissances extérieures jouent un rôle primordial.

La région d’Afrin dans le nord-ouest de la Syrie, à dominance kurde, est depuis quelques jours soumise à un déluge de feu de la part de la Turquie qui a lancé une opération de grande envergure (voir la carte interactive de l’application liveuamap) pour neutraliser la présence kurde dans cette partie de la Syrie. Les Kurdes se sont préparés de longue date à contrer une offensive terrestre, mais les bombardements des F-16 ne sont pas sans conséquences meurtrières, en particulier pour les populations civiles. Par ailleurs, cette violation de l’espace aérien par la Turquie n’a pu se faire qu’avec l’accord tacite de la Russie.

Cette nouvelle offensive turque bouscule une région relativement calme ces trois dernières années, où une administration autonome a été mise en place. Afrin est, avec Kobané et Qamichli, l’un des cantons de la « Fédération démocratique du nord de la Syrie ». Elle échappe aux djihadistes et au régime de Damas, mais demeure isolée du reste du Rojava à cause de l’intervention turque à Jarablous et Al-Bab en 2016, qui a empêché l’unité territoriale du nord de la Syrie. Recep Tayyip Erdoğan veut en finir avec l’expérience politique originale qui s’y développe. Pour autant, cette offensive militaire n’est pas sans risque pour lui.

Sur ces sujets, nous nous sommes entretenus avec Adem Uzun, membre du Congrès national du Kurdistan (KNK) basé à Bruxelles et l’un des négociateurs avec l’État turc jusqu’en 2013 à Oslo ; Dogan Özguden, directeur de la revue Info-Türk Thomas Jeffrey Miley, professeur en sciences politiques à l’université de Cambridge ; ainsi qu’avec Muslim Nabo, enseignant à Kobané.

LÉGITIME DÉFENSE ?

La Turquie présente l’invasion comme une « élimination de terroristes kurdes », or la région d’Afrin, beaucoup plus encore que celle de Kobané, est une mosaïque de peuples : les Kurdes y vivent avec des Arabes, des Assyriens, des Turkmènes. Récemment 20 000 yézidis — une minorité religieuse kurde qui a échappé aux massacres perpétrés par l’organisation de l’État islamique (OEI) au Sinjar en Irak — s’y sont installés. Adem Uzun :

« C’est une invasion. La Turquie n’est pas invitée par la Syrie. Les Kurdes d’Afrin n’ont pas attaqué la Turquie. Le droit international est très clair là-dessus : envahir un pays qui ne vous a pas attaqué est un crime de guerre. Il y a des centaines de milliers de réfugiés venus de toute la Syrie qui, depuis des années maintenant, ont trouvé dans la région d’Afrin une sécurité. Le camp de réfugiés Rubar a été touché par des F-16 turcs samedi dernier ».

L’offensive turque survient après l’annonce par Washington de la création d’une force frontalière de 30 000 personnes, composée notamment de membres des Forces démocratiques syriennes (FDS)1 et des Unités de protection du peuple (YPG), la force qui a chassé l’organisation de l’État islamique (OEI) du nord de la Syrie, de Rakka et de Deir el-Zor. Pour la Turquie, il est évident que le partenariat entre les États-Unis et les Kurdes de Syrie ne s’arrêtera pas avec la défaite militaire de l’OEI. Adem Uzun :

« La volonté déclarée des États-Unis de créer une force de 30 000 hommes et femmes pour protéger la frontière est utilisée par la Turquie comme prétexte pour l’invasion. La Turquie veut détruire notre expérience pluraliste et remettre en selle l’Armée syrienne libre et Tahrir Al-Cham, l’ancienne Al-Qaida » .

Sur le terrain, et devançant l’armée turque, ce sont les milices de l’Armée syrienne libre (ASL) qui accompagnent l’offensive et attaquent les villages dans la région d’Afrin. Si l’ASL s’est constituée au début de la guerre civile comme force armée de la révolution syrienne, composée de rebelles dits « modérés », elle est devenue une force hétéroclite qui a perdu ses ambitions initiales. Adem Uzun :

« Au début l’ASL se battait contre le régime d’Assad, maintenant c’est différent. Ses membres sont équipés, armés et instrumentalisés par la Turquie. Aujourd’hui, ils se battent contre les Kurdes et les autres composantes de la société à Afrin. Ils sont devenus des mercenaires au service de l’armée turque. Ce n’est plus une armée « libre ».

AFRIN CONTRE IDLIB, UN JEU DANGEREUX

Idlib a été constituée en « zone de désescalade », un territoire où la Turquie, selon les accords d’Astana2, peut intervenir. Hayat Tahrir Al-Cham, coalition djihadiste en partie issue de l’ex-Front Al-Nosra y est la force militaire dominante. Des forces « modérées » de l’opposition syrienne y résident, comme Brita Hagi Hassan, président du conseil local d’Alep-Est (sous contrôle des rebelles avant la chute de la ville), mais sont sous l’influence de Tahrir Al-Cham.

Fin décembre 2017, les djihadistes ont attaqué la base aérienne russe de Hmeimim, proche de Lattaquié. Une semaine plus tard, la plus importante base aérienne russe en Syrie a été de nouveau ciblée, cette fois-ci par des drones. Moscou soupçonnant la Turquie d’être derrière ces attaques, le ton est monté entre les deux pays. Pour la Russie, Hayat Tahrir Al-Cham est une organisation terroriste et n’est donc pas concernée par les accords d’Astana. Un point de vue que ne partage pas Ankara, pour laquelle l’organisation djihadiste est une alliée fiable et puissante sur le terrain. Le marchandage consisterait donc à ce que la Turquie lâche ses alliés à Idlib et laisse la possibilité à Damas de reprendre le contrôle de cette province. En contrepartie, la Russie se retirerait de la région d’Afrin.

Une partie des forces russes qui étaient stationnées dans la province d’Afrin s’est en effet retirée des zones de combat. Pour l’instant, Moscou semble céder aux revendications turques. C’est néanmoins un jeu dangereux qui n’aide pas à une possible solution du conflit en Syrie. Dogan Özguden, directeur de la revue Info-Türk  :

« Avant l’intervention turque à Afrin, on se dirigeait vers une situation finale entre deux parties : les FDS avec la composante que sont les YPG-YPJ et le régime syrien de Damas allaient ou bien s’entendre ou bien se battre. Si jamais la Turquie prend le contrôle d’Afrin — ce qui n’est pas encore le cas —, l’ASL ainsi qu’Al-Nosra [aujourd’hui Tahrir Al-Cham] pourraient s’installer dans cette partie de la Syrie et susciter des troubles dans une région qui était jusqu’à présent calme et où des centaines de milliers de réfugiés syriens étaient en sécurité. L’échange d’Idlib contre Afrin est un grand danger, parce que tous les djihadistes seront alors les bienvenus dans cet espace contrôlé par la Turquie ».

Et l’offensive turque ne s’arrêtera pas à Afrin, pour Adem Uzun :

« La Russie et la Turquie ont déjà conclu ce type d’accord dans le passé : la Turquie s’est retirée d’Alep et en contrepartie a pu envahir Jarablous et Al-Bab. Mais après Afrin, la Turquie veut reprendre Membij, une ville située juste à l’ouest de l’Euphrate et libérée par les FDS en 2016. C’est un calcul préjudiciable aux intérêts mêmes de la Russie ».

ALLIANCES CONFICTUELLES ET DE CIRCONSTANCE

Quand la Russie est intervenue en Syrie en 2015, elle s’est trouvée dans l’autre camp par rapport à la Turquie qui soutenait l’opposition syrienne faite de « modérés » et de radicaux. Depuis deux ans, la relation russo-turque est devenue moins antagonique. Thomas Jeffrey Miley, professeur en sciences politiques à l’Université de Cambridge :

« En juin 2015, un avion russe était abattu par la Turquie et en décembre 2016, un diplomate russe était tué à Ankara par un policier. Cela sentait l’implication de ‘l’État profond’, c’est à dire des services secrets, et certains craignaient même une guerre contre la Russie, impliquant les États-Unis aux côtés de Turquie. Ceci a changé après deux nouveaux événements : le coup d’État manqué en Turquie en 2016 et le refus par les États-Unis d’extrader Fethullah Gülen, le supposé cerveau de l’opération. Ensuite, avec la crise des migrants, la Turquie s’est aperçue qu’elle n’était pas la bienvenue dans l’Union européenne. Vladimir Poutine a alors pensé que le moment était arrivé de faire des ouvertures à la Turquie. Il l’intègre dans les négociations à Astana, et la Turquie, bien que membre de l’OTAN, lui achète des armes. Les deux frères ennemis se rapprochent, Poutine, considérant bien évidemment que l’éloignement de la Turquie des États-Unis sert ses intérêts ».

Une alliance de circonstance, poursuit-il :

« Les États-Unis sont entrés en Syrie avec la bataille de Kobané, qui a été gagnée par les YPG, frères et sœurs en armes du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Je crois que les États-Unis ne vont pas facilement abandonner leur soutien aux YPG ou aux FDS, malgré les divergences idéologiques, parce qu’ils se rendent compte que ce sont les seules forces fiables sur le terrain dans la ‟lutte contre le terrorisme”. Ils ont besoin d’un partenaire sur le terrain. C’est une convergence d’intérêts temporaire. Ce n’est pas une alliance idéologique, c’est une alliance de circonstance. Les deux parties en sont conscientes. Donc on a une situation où à l’est de l’Euphrate, ce sont les États-Unis qui appuient les forces kurdes, et à l’ouest de l’Euphrate, c’est la Russie qui les soutient. Ou qui les soutenaient jusqu’à la dernière intervention turque ».

Entretemps, les signaux donnés par les États-Unis sont troubles. Donald Trump avait promis de ne plus armer les Kurdes de Syrie, le Pentagone déclare au contraire qu’ils maintiendront une présence militaire aux côtés des Kurdes syriens pour longtemps. On peut penser que c’est le Pentagone qui aura le dernier mot.

LE PARI RISQUÉ D’ERDOĞAN

Quand la Turquie est entrée à Jarablous, après avoir lâché Alep, elle s’est avancée vers Al-Bab, une petite ville plus au sud, tenue par les djihadistes. Cela lui a pris trois mois pour prendre le contrôle de cette ville, avec de lourdes pertes à la clef. Afrin est beaucoup plus grand avec un environnement montagneux ; l’opération risque de se prolonger au-delà des estimations effectuées par l’état-major turc. Thomas Jeffrey Miley :

« Il est certain que les Kurdes vont résister. L’armée turque n’aura pas la vie facile. La différence avec la bataille de Kobané, ce sont les frappes aériennes. Ça change la donne. Mais ils vont se battre jusqu’au bout. Si la situation est très dangereuse pour les Kurdes, elle l’est aussi pour Erdoğan, parce que ce n’est pas sûr qu’il puisse terminer ce qu’il a commencé. Les Kurdes aujourd’hui sont beaucoup plus forts et bien mieux équipés qu’ils ne l’ont jamais été ».

Contacté par téléphone, Muslim Nabo, enseignant à Kobané nous confie :

« Les gens, ici, sont très inquiets. Il va y avoir beaucoup de morts. Pour l’instant les civils ne courent pas vers les forces turques, ni vers le régime. Ils restent avec les FDS. Le plus dur ce sont les frappes aériennes. Comment se protéger contre des bombes lancées par des F-16 ? Quand l’OEIcontrôlait Tal Abyad, Serekeniye et Jarablous, qu’ont fait les Turcs contre ces terroristes ? Rien. Ou plutôt, ils les ont aidés, leur ont fait passer la frontière, les ont soignés. La Turquie n’a jamais attaqué l’OEI ni Al-Qaida en Syrie. Dans la région d’Afrin, il y a deux villages chiites, Nubul et Zahra, qui ont été assiégés par les djihadistes pendant deux ans. C’est la ville d’Afrin qui les a approvisionnés en nourriture et en vêtements. Que vont-ils devenir si la Turquie prend le contrôle de la région avec l’aide des djihadistes ? »

En Turquie, des dizaines d’internautes ont été arrêtés ces dernier jours à cause de ce qu’ils publient sur les réseaux sociaux contre l’invasion turque en Syrie. Erdoğan a averti le Parti démocratique des peuples (HDP), à propos de toute tentative d’organiser des manifestations contre l’opération en Syrie : « Nous écraserons quiconque s’oppose à cette lutte nationale. Vous êtes suivis à la trace. Quelle que soit le lieu où vous sortirez, nos forces de sécurité seront sur vous. »

Par Chris Den Hond

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