Quand on lit les propos d’Erdogan, outranciers, haineux, allant jusqu’à traiter, par deux fois, le président de la République française de “malade mental”, on frémit de stupeur et de honte. On imagine le sort des opposants, ou tout simplement de ceux qui ne sont pas à la botte de ce monarque dont les diatribes enflammées rappellent les discours dévastateurs d’un certain führer auquel il n’hésite pas à faire référence. Pour ne pas l’avoir arrêté à temps, nous avons connu dans toute l’Europe les années noires de la guerre 39/45 avant de pouvoir éradiquer le nazisme, au prix fort de 60 millions de morts, dont deux tiers parmi les populations civiles.
Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, a raison de juger ces propos inacceptables, ce comportement inadmissible. Il a raison de dénoncer une propagande haineuse et calomnieuse contre la France. Mais je n’aurai pas la cruauté de rappeler les propos, soufflés par les immuables conseillers du Quai d’Orsay, tenus régulièrement par les ministres successifs des Affaires étrangères, dont lui-même, justifiant, il y a peu encore, la politique complaisante de la France envers un pays qui, à l’évidence, n’est plus un pays de droit si tant est qu’il le fut naguère. La France, l’Europe ont raison de s’émouvoir de la politique étrangère agressive d’Erdogan donnant lieu à des interventions intempestives en Syrie et en Libye, créant des situations de tension en Méditerranée orientale, en Grèce, à Chypre et en participant à l’offensive du Haut-Karabakh dirigée contre l’Arménie. Mais pourquoi ce mutisme quand il s’agit d’atteintes manifestes aux droits aux humains en Turquie de la part d’un président contre son propre peuple, principalement contre ses opposants kurdes, au motif fallacieux – chacun le sait – qu’ils seraient des dangereux « terroristes » ?
La lutte armée du PKK
Un leitmotiv tourne en boucle : « le PKK est une organisation terroriste », mais de quel “terrorisme” parle-t-on ? Comment peut-on confondre terrorisme et lutte armée ? Pourquoi les pays européens n’ont–ils pas écouté le Tribunal permanent des Peuples qui, dans sa session des 15-16 mars 2018, a clairement défini la responsabilité de l’Etat turc (“la “cause clé” du conflit entre la Turquie et les Kurdes est “le déni au peuple kurde de son droit à l’autodétermination“) et la nature de la lutte armée du PKK :
les engagements du PKK répondent exactement au fondement et à l’esprit des dispositions du droit international humanitaire, qui exigent, pour être une partie au conflit non international visée par l’article 3 commun, une organisation qui a la volonté et la capacité de respecter et faire respecter, de manière responsable, le droit international humanitaire tout au long des hostilités, tant en ce qui concerne les opérations militaires qu’en ce qui concerne la protection des populations civiles. Au vu de tous ces éléments et pour ces raisons, le Tribunal permanent des Peuples considère que le conflit armé qui oppose les autorités et les forces armées et de sécurité de l’Etat turc et les forces armées du PKK sur le territoire turc et notamment dans les régions peuplées majoritairement par des populations kurdes est un conflit armé non international soumis aux règles de droit international humanitaire.
Chacun sait que la lutte armée, même légitime, ne peut être une fin en soi et que toutes les volontés devraient tendre à trouver une solution politique et négociée entre les belligérants.
La lutte politique en Turquie
Mais Erdogan, qui ne connait que les rapports de force, n’en a cure et considère que tout opposant politique, tout défenseur des droits de l’homme, y compris les plus pacifiques, est suspect de “soutien logistique” et /ou “d’appartenance à une organisation terroriste”. “Tous ceux qui ne disent pas ‘Erdogan est notre sultan’ sont déclarés ‘terroristes’” a lancé Selahattin Demirtas, appelant les forces démocratiques à se mobiliser. En réponse, le président Erdogan, a déclaré la guerre au HDP et au BDP. Le 25 septembre 2020, un procureur a émis un énième mandat d’arrêt contre des membres du HDP. Il concerne, cette fois-ci, 82 membres dont 24 anciens membres de son Comité exécutif. 17 d’entre eux ont été incarcérés dont notre amie et ancienne députée Ayla Akat Ata. Les AKB ont signé l’appel à la solidarité des Universitaires pour la paix en Turquie exigeant leur libération immédiate.
L’art est aussi suspect : “Beru” (traduction en kurde de la pièce “Klaxon et Trompettes… et Pétarades” du célèbre écrivain italien Dario Fo) a été interdite, au prétexte que la pièce risquait de “perturber l’ordre public”. C’est en fait l’affiliation de la troupe de théâtre au Centre culturel de Mésopotamie (MKM), vu par les autorités comme “proche du PKK”, qui a déclenché l’interdiction.
Tuna Altinel, maitre de conférences à l’Université de Lyon 1, retenu en otage à Istanbul
On peut donc se faire du souci pour Tuna Altinel, maitre de conférences à l’Université Lyon 1 depuis plus de 20 ans, qui n’a pu faire sa rentrée universitaire, les autorités turques refusant de lui rendre son passeport et l’empêchant ainsi de quitter la Turquie. Pourtant, après 81 jours de détention, il avait été acquitté en janvier 2020, acquittement confirmé le 3 septembre dernier, malgré l’appel du procureur.
Mais quel était son crime, lui valant le 12 mai 2019 une interpellation suivie d’une incarcération ? Il avait signé une pétition des Universitaires pour la Paix et avait participé (comme interprète) le 21 février 2019 à une réunion publique à Villeurbanne dénonçant les crimes commis par l’armée turque dans la ville kurde de Cizre. Le Comité lyonnais pour la libération de Tuna Altinel, dont l’association “Amitiés kurdes de Lyon Rhône Alpes” est membre actif, dénonce cette situation ubuesque :
c’est donc l’arbitraire le plus absolu qui régit en Turquie une prétendue justice au service du dictateur Erdogan et de son projet de rétablissement de l’Empire ottoman où il se voit en commandeur des croyants ! Cet arbitraire est inadmissible, comme le sont les atteintes continues aux droits humains, à la démocratie et à la paix dans la région. Nous exigeons la restitution immédiate de son passeport à Tuna ! Nous demandons avec force aux autorités françaises, à tous les niveaux, de s’impliquer pour qu’aboutisse la demande de Tuna de restitution de son passeport, afin qu’il puisse revenir en France et reprendre son activité professionnelle en citoyen libre !
Le comité a obtenu le soutien de Gilbert Gontard, sénateur de l’Isère, GL Devinaz, sénateur du grand Lyon et nouveau Rhône, du maire de Villeurbanne et de la mairie de Lyon. Il demande à tous les amis du peuple kurde d’intervenir auprès de leurs élus.
Rappeler son ambassadeur auprès de la Turquie est un geste fort de la part de la France, mais insuffisant s’il n’est pas suivi de sanctions économiques car, comme l’a écrit dans Ouest-France Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et senior fellow associé à l’Institut Montaigne : “avec un dirigeant comme M. Erdogan, seule la fermeté paye“.
André Métayer