Sève-Aydin-Izoul-Rojava-rojinfo
(photo d'illustration). REUTERS/Rodi Said

Sève Aydin-Izouli, avocate au Barreau de Paris, a raconté son voyage au Rojava, lors d’une interview réalisée par Jean-Michel Morel. 

Q : Vous êtes avocate au Barreau de Paris et Secrétaire du Bureau de la Fondation de l’Institut kurde de Paris et vous revenez du Rojava. Comment êtes-vous entrée ?

R : Depuis Erbil, (1), je me suis rendue à la frontière entre le Kurdistan irakien et le Kurdistan syrien et je suis entrée sur le territoire du Rojava par le passage de Simalka. Personnellement, je n’ai pas eu de problèmes. Les douaniers kurdes irakiens ont comme consigne de ne laisser passer ni les Kurdes de Turquie, ni ceux d’Irak. Moi, je rentrais voir ma famille, en effet je suis franco-syrienne. Ou plutôt kurdo-franco-syrienne…

Q : Qu’est-ce qui vous a frappée au premier abord, en entrant dans le Rojava ?

R : La prolifération de portraits d’Abdullah Öcalan (2) (Rires). Mais surtout des bâtiments administratifs neufs et propres, une organisation à l’européenne – sans doute due à l’influence de certains membres de la diaspora syrienne kurde d’Europe –, un accueil chaleureux et beaucoup de femmes dans les bureaux et aux contrôles. D’emblée, la place et le rôle social des femmes dans l’espace public sautent aux yeux. Cette première impression s’est confirmée tout au long de mon séjour.

Q : Est-ce qu’il y a des signes extérieurs particuliers qui témoignent de l’émancipation de ces femmes ?

R : Bien sûr. L’émancipation se signale d’abord par la participation active et visible des femmes – y compris aux checkpoints. Mais aussi dans la liberté vestimentaire. Chacune choisit de s’habiller comme elle l’entend. C’est à la fois une réaction aux obligations qu’imposait Daech mais aussi à l’imprégnation du discours féministe du PYD (3). Le projet des Kurdes syriens insiste sur la nécessité absolue que les femmes se libèrent des contraintes traditionnelles et qu’elles accèdent aux mêmes fonctions que les hommes. De ce fait, elles sont partout. Si on était misogyne, on parlerait même d’une présence « envahissante » (Rires).

Q : Ça vaut pour les femmes kurdes, mais est-ce valable pour les femmes des autres ethnies ?

R : Le PYD n’établit aucune distinction entre les femmes quelles que soient leurs origines ethniques ou religieuses. Néanmoins, l’administration veille à réserver un certain nombre de postes aux femmes arabes et assyro–chaldéennes. Il n’y a pas non plus de volonté d’uniformisation. Les femmes qui souhaitent porter le hijab (4) peuvent le faire en toute sérénité. Elles ne seront l’objet d’aucune stigmatisation et ce n’est en aucun cas un élément discriminant pour travailler dans l’administration. Pas plus que les signes extérieurs témoignant de leurs convictions religieuses pour les syro-chaldéennes. Dans les rues de Qamishli, j’ai même vu des femmes portant le voile intégral, sans que cela ne pose le moindre problème. Les autorités du Rojava considèrent que ces questions doivent être dépassées. Elles l’ont bien été dans la guerre avec la création des FDS (5), il n’y a aucune raison qu’elles ne le soient pas dans la paix.

Q : Quels sont les autres éléments qui témoignent de cette volonté d’égalité entre les hommes et les femmes et de lutte contre le patriarcat ancestral ?

R : Lors de mon séjour, j’ai échangé avec Abdulkarim Omer, le co-président du Comité des relations extérieures, au sujet d’une question brûlante au Moyen-Orient : celle de l’âge légal du mariage. Il m’a répondu que l’interdiction du mariage avant 18 ans est maintenant devenue constitutionnelle. Cette interdiction a été votée par le Conseil législatif des femmes, une assemblée volontairement non mixte. De même, la polygamie n’est plus autorisée. Quant à battre les femmes ! On en parle même plus tant il est évident que le fameux « bâton de Paradis » doit être rangé aux rayons des accessoires démodés (Rires). La Constitution y veille. Il a aussi été pris une décision digne d’un pays scandinave : il est absolument interdit de frapper les enfants. J’ai entendu dire que cette interdiction s’applique même dans le camp de détention des femmes de Daech qui sont mères de famille.

LE RÔLE DES FEMMES DANS LA PAIX 

Q : Dans les rapports entre les communautés, les femmes ont-elles un rôle particulier ?

R : Absolument. Un rôle très important même. Je pense que l’avenir sera construit grâce aux femmes. Je crois que ce sont les femmes, notamment les Arabes, qui vont créer les conditions de retour à la cohabitation pacifique et à la fraternité entre les différentes communautés du Rojava.  Depuis toujours, les nationalistes arabes, le parti Bass et le régime syrien sous la houlette de Assad père et fils ont cherché à semer la haine et à alimenter la division entre Kurdes et Arabes. Avec, reconnaissons-le, une certaine réussite. La révolution syrienne qui s’est transformée en guerre civile ethnico-confessionnelle, a permis aux principaux protagonistes de ce conflit d’alimenter l’hostilité vis-à-vis des Kurdes : Daech au prétexte qu’ils sont mécréants, la Turquie et ses supplétifs au prétexte qu’ils sont terroristes et, enfin, le régime au prétexte qu’ils sont séparatistes. A présent, les préjugés se sont incrustés dans les mentalités de part et d’autre. Les hommes qui se sont combattus, sont aujourd’hui incapables de surmonter leurs haines respectives. En revanche, dans les régions contrôlées par les FDS, les femmes, en particulier les femmes arabes, sont reconnaissantes aux Kurdes de les avoir émancipées. Elles éduqueront les générations futures en implantant la tolérance dans le cœur de leurs enfants.

Le projet de société du Rojava exclut toute distinction entre les communautés sur un fondement ethnique ou confessionnel. Elles ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. De fait, les individus qui les composent ont accès aux mêmes fonctions, en particulier dans les assemblées élues. Pour que ce dispositif de refus de la ségrégation fonctionne, il est nécessaire que s’installe un respect mutuel et que les opinions préconçues soient abandonnées. On pourrait dire – et c’est ainsi qu’elles le vivent – que les femmes kurdes ont une responsabilité particulière dans l’émancipation de leurs consœurs arabes. Responsabilité qu’elles assument par l’exemplarité de leur comportement. Pour autant, les unes comme les autres détiennent les clefs de l’avenir. Pourquoi ? Parce que lorsqu’elles sont mères, il leur appartient d’élever leurs enfants en écartant de leur esprit tous ces préjugés néfastes. Des rapports de confiance entre des populations vivant sur un même territoire sont indispensables.

Q : Tous ceux qui ont suivi les péripéties de la guerre en Syrie ont en tête des images des combattantes des YPJ (6). En particulier, celle de Rodjat Felat, réputée pour son charisme en tant qu’officier mais aussi comme militante de longue date du droit des femmes. Vous l’avez rencontrée, je crois.

R : Oui. Elle m’a invitée chez elle. Une maison modeste où elle vit avec quatre ou cinq autres femmes. Quand je dis « modeste », c’est pour signaler qu’en dépit de son exploit militaire – tout le monde s’accorde à considérer que ce sont les troupes placées sous sa responsabilité qui ont vaincu Daech dans cette ville meurtrie –, Rodjat Felat considère que son retour à la vie civile doit se dérouler de la même façon que pour ses compagnes. Frugalité des repas, sobriété de l’aménagement intérieur. Rien d’ostentatoire. Et rien d’ostentatoire non plus dans cette simplicité. Elle n’est pas destinée à de la communication, c’est un mode de vie en accord avec ses convictions.

UN DISPOSITIF JUDICIAIRE À PERFECTIONNER

Q : Venons-en à une question qui vous concerne professionnellement. Vous êtes avocate spécialisée dans les droits humains. Qu’en est-il de la justice au Rojava ? Et, en particulier, du respect des droits de l’opposition ?

R : Evitons la langue de bois. Autant les autorités ont banni la peine de mort et amélioré les conditions de détentions sur lesquelles nombre de pays pourraient prendre modèle, autant la réforme de la justice s’impose.

Q : Avec quelles priorités ?

R : Il faut que la justice du Rojava soit exemplaire. Pour ça, il est nécessaire qu’elle se mette en conformité avec les normes internationales, en particulier celles relatives au déroulement d’un procès équitable qui implique le respect des droits de la défense et le double degré de juridiction.

Q : Comment expliquer ce « retard » dans une société où déjà tant d’avancée sociales et sociétales ont eu lieu ?

R : Je ne pense pas qu’on puisse parler de retard mais plutôt de progrès restant à faire. N’oublions pas que nous parlons d’un pays encore en guerre ! Cette société du Rojava n’en est qu’à ses prémisses, c’est un modèle révolutionnaire par rapport à ce qui existe au Moyen-Orient, mais effectivement imparfait. Et je vois deux raisons à cela. 

Il faut tout d’abord rappeler l’absence d’un système juridique « équitable » due à l’Histoire du pays. D’une certaine manière, la Syrie vit en état d’exception et d’état de non droit depuis des années – voire depuis toujours. Après la chute de l’empire ottoman, de 1920 à 1946, elle a eu un statut de protectorat français (en fait, de colonie) – le général de Gaulle a fait bombarder Damas pour réprimer une révolte indépendantiste. Ensuite, les coups d’état se sont succédés avant que le parti Baas et Hafez el-Assad ne s’octroient les pleins pouvoirs, instaurant un système juridique non indépendant, corrompu et dirigé par les services de renseignements. Et lorsque Bachar, l’un des fils de Hafez, lui succède, la dictature continue, voir s’amplifie après 2011. Tous ces événements, durant lesquels la restriction des libertés et des droits humains était la règle, n’ont pas aidé à forger une culture ou une conception de la justice telle que nous la concevons.

Q : Et l’autre raison ?

R : L’autre raison est le corollaire de la première. Faute de connaître la justice comme citoyen, il est bien difficile de l’élaborer ex nihilo. D’autant que les quelques « qualifiés » en matière juridique, appartenant à la petite bourgeoisie du Rojava, ne se précipitent pas pour faire bénéficier les autorités de leur savoir. Beaucoup sont partis en Turquie ou en Europe. D’autres refusent, pour des raisons politiques, de collaborer avec le PYD. Et certains campent sur des positions attentistes, ne souhaitant pas, si la situation se retourne au profit d’Assad, devoir rendre des comptes pour avoir contribué à la mise en place de l’administration autonome.

QUI PEUT CONTRIBUER À AMÉLIORER LE SYSTÈME JUDICIAIRE ?
Q : Comment sortir de cette situation qui suscite des critiques sur l’ensemble du projet de société du Rojava tant en interne qu’auprès des observateurs étrangers ?

R : Avant de répondre à cette question, je tiens à préciser que même s’il est important, nécessaire voire urgent de régler le problème d’une institution juridique alignée sur le droit international, la justice au Rojava n’est pas rendue de façon arbitraire et n’est pas dépourvue de tout bon sens. Néanmoins, faute de moyens et de juridictions professionnelles et spécialisées, les juges sont contraints d’avoir recours à la conciliation et à la justice populaire, tout en accordant une place centrale à la personnalisation des peines et en prenant en compte les conditions sociales et familiales des justiciables. C’est un élément appréciable, me semble-t-il. Et j’ajouterai qu’en ce qui concerne, par exemple, les membres syriens de Daech qui ont été fait prisonniers et qui sont enfermés à Qamichli, non seulement leurs conditions de détention sont particulièrement correctes, mais l’administration s’emploie par l’éducation et le sport à ce que leur période de détention ne soit pas vaine. Ils accordent une place importante à l’objectif de réinsertion, en ayant sans doute à l’esprit un impératif – à plus ou moins long terme – de réconciliation nationale.

Q : J’en reviens à ma question : quelle solution préconisez-vous ?

R : Précisément, partons de l’exemple des jihadistes emprisonnés dont certains sont Français et que la France ne veut ni voir revenir, ni juger, laissant ce soin aux autorités du Rojava – qu’elle ne reconnaît pas par ailleurs. Dans ces cas-là, au lieu de se débarrasser simplement de ces jeunes gens fourvoyés, qu’attend-t-elle pour aider le Rojava à se constituer un système judiciaire conforme à ses propres normes ? Au cours de mon séjour au Kurdistan syrien, rebaptisé la Fédération de la Syrie du Nord pour bien signifier que les Kurdes n’ont pas de volonté d’indépendance mais juste d’autonomie, j’ai pu ressentir le besoin de l’installation d’une justice indépendante, équitable et moderne. J’ai pu mesurer la détermination des populations à construire une société nouvelle, leur pragmatisme mais aussi leur capacité à écouter et à entendre. Ils sont demandeurs. L’Union européenne a un programme « Bâtir l’État de droit ». Il organise des formations à destination des avocats et des magistrats en Mauritanie, par exemple. Il pourrait très bien contribuer à construire au Rojava un système juridique conforme aux normes internationales.

Q : C’est à dire ?

R : La plupart des « élites » traditionnelles demeurent encore en retrait, le retour des exilés de la diaspora se fait lentement à cause des séquelles de la guerre. Il faut y ajouter les critiques venant de la part du CNK (7) qui, en fin de compte, encourage la jeunesse à partir en Europe – en particulier pour échapper à un service militaire obligatoire ! –, ainsi que la menace omniprésente d’une invasion turque comme à Afrin. Dans ce contexte, le PYD, fin stratège politique et militaire, mais peu « armé » théoriquement sur de nombreux fronts dont celui de la justice, n’attend qu’une chose, c’est qu’au lieu de lui donner des leçons, voire d’essayer de le disqualifier, ceux qui considèrent qu’au Moyen-Orient, les Kurdes sont plutôt une solution qu’un problème les aident.

Q : Vous comptez faire partie de ceux-là, j’imagine.

R : Dans la mesure de mes moyens, c’est certain.

 

(1) Erbil est la capitale de la région autonome du Kurdistan, région fédérale autonome du nord de l’Irak.  

(2) Abdullah Öcalan, connu sous le nom d’Apo, est l’un des fondateurs et le dirigeant du Parti des travailleurs des Kurdes (le PKK). Depuis 1999, il est emprisonné à l’isolement en Turquie qui le considère comme un terroriste.

(3) Le Parti de l’union démocratique est un parti politique kurde syrien.

(4) Le hijab désigne le voile que certaines femmes musulmanes disposent sur leur tête en laissant le visage apparent. Le hijab est également appelé « voile islamique ».

(5) Les Forces démocratiques syriennes sont une coalition militaire formée en 2015. En plus des Kurdes, les FDS regroupent également des rebelles arabes proches de l’Armée syrienne libre, des tribus locales comme l’Armée Al-Sanadid et des chrétiens du Conseil militaire syriaque.

(6) Les Unités de protection de la femme (YPJ) est une organisation militaire kurde composée exclusivement de femmes.

(7) Le Conseil national kurde (CNK) est une organisation politique kurde impliquée dans la guerre civile syrienne. Elle a été créée sous le parrainage de Massoud Barzani, le leader (démissionnaire) du Kurdistan irakien. Au Rojava, le CNK s’oppose au PYD.