Partout dans les zones sous contrôle de la Fédération Démocratique du Nord et de l’Est de la Syrie, on croise, plantés au bord de la route, affichés sur des bâtiments, accrochés à des poteaux, le portrait des martyrs, c’est à dire celles et ceux qui ont perdu la vie au sein de ce qui s’appelle aujourd’hui les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) en luttant notamment contre les jihadistes de Daech, l’armée turque et parfois le régime syrien. Les visages sont parfois graves, parfois souriants, très souvent jeunes. Le 23 mars 2019, les FDS annoncent dans un communiqué le coût humain de la guerre contre l’état islamique et les groupes jihadistes : plus de 11 000 combattant.es ont été tué.es, et le double blessé.es. Honorer la mémoire des martyrs, au Rojava, c’est un engagement à continuer leur combat. C’est le sens du slogan « les martyrs ne meurent pas » scandé au cours des funérailles.
« Le travail politique du mouvement – contre le capitalisme, l’Etat et le patriarcat – est en partie un acte de vengeance pour les camarades déchus. Non pas un travail exécuté dans la rage, impulsivement, ou avec haine. Mais un travail politique qui construit lentement et se venge avec amour, en construisant un nouveau monde et en remportant de vraies victoires, et non en créant des cycles de violence. » explique un texte rédigé par le comité de jineolojî. L’idée n’est donc pas de glorifier la mort mais plutôt l’engagement total dans la lutte. Ainsi, la mémoire des martyrs est régulièrement rappelée lors de cérémonies organisées par la « maison des martyrs », qui a pour rôle d’organiser les familles de ceux-ciavec l’idée qu’elles deviennent une force vive au sein de la société. Cette structure prend aussi en charge les funérailles, et s’occupe des besoins des familles, notamment de s’assurer que les plus pauvres soient soutenues par l’Administration autonome qui a en charge la gestion des territoires de la Fédération Démocratique du Nord et de l’Est de la Syrie.
Mais à côté des martyrs, il y a celles et ceux qui restent. Près de 21 000 combattant.es ont été blessé.es dans la lutte contre daesh, d’après le même communiqué des SDF. Certain.es ont perdu des membres, ou l’usage d’organes. D’autres vivent avec des éclats dans le corps et des blessures qui laisseront des traces toute leur vie. Confronté à cette situation nouvelle, l’Administration autonome a du réfléchir à leur suivi médical sur le long terme, et à leur réinsertion dans la société.
La prise en charge des soins
Pour s’occuper de l’accueil des malades et de leurs soins pendant leur convalescence, après leur séjour à l’hôpital, des maisons des blessés ont été ouvertes dès les premières années de la révolution dans les villes. Abu Youssef est infirmier. Originaire de Deir ez Zor, il a rejoint les SDF en 2017. Il est spécialisé en médecine d’urgence pour les blessés de guerre et travaille avec les maisons des blessés de Qamishlo.
Mais depuis le début de l’épidémie de covid, la maison est vide. Les deux chambres, qui peuvent accueillir chacune cinq à six personnes, sont vides. Les soins se font désormais à domicile. Abu Yussef ne fait pas que panser les chairs déchirées par les balles ou les éclats et les os fracassés. Jovial et chaleureux, il a un toujours un bon mot, un sourire, un geste affectueux pour les blessés pour leur remonter le moral, chose tout aussi essentielle pour leur guérison que les médicaments qui font parfois cruellement défaut.
Le degré de gravité des blessures varie. Dans le premier foyer visité par Abu Yussef, Çavres, 20 ans, l’attend pour changer le pansement de son pied. Engagé depuis 2014 dans les YPG, une balle lui a traversé le pied droit en entrant par le talon lors d’affrontements avec les forces du régime syrien à Qamishlo en avril 2021. Le projectile a creusé un large sillon dans la chair, l’obligeant pour quelques mois à marcher avec des béquilles. Malgré tout, il reste impatient de reprendre du service.
La situation de Nawres est bien différente. Pour lui, il s’agit davantage de s’enquérir de son moral et vérifier qu’il n’a besoin de rien. Le jeune homme a rejoint les YPG en 2011. Il est blessé une première fois en 2013, et perd un œil. En 2015, il est touché au bras. Finalement, lors de l’invasion turque fin 2019, lors d’un bombardement il perd son avant-bras gauche et sa jambe est paralysée et des éclats se fichent dans son dos. Encore en cours de traitement, il ne peut pas beaucoup bouger. L’Administration Autonome l’aide à hauteur de 60-70% du coût de ses soins. Il doit toutefois en prendre une partie en charge. Il a du aller se faire soigner à Damas pour sauver sa jambe et s’est aussi rendu dans la région autonome kurde d’Irak pour une partie des soins. Il n’aime pas recevoir de l’aide des autres et s’occupe lui même de sa physio-thérapie avec les exercices prescrits par les médecins, et pour lesquels Abu Yussef le conseille parfois. Cela lui a permis de retrouver quelques sensations à la jambe. A présent, toute sa volonté est concentrée sur sa réhabilitation physique. Il ne veut pas rester couper de la société et refuse toute aide spécifique ou de rejoindre une structure particulière, n’acceptant d’être vu comme une personne « handicapée ». Son bras, coupé au dessous du coude, demande une prothèse, mais celles disponibles sur place ne sont pas articulées, et à Damas, il aurait fallu débourser 30 000$ pour en obtenir une.
La prise en charge pour la réinsertion : La fédération des blessés de guerre du nord et de l’est de la Syrie
Après les soins, quand la maison des blessé.es arrête son suivi, les blessé.es peuvent rejoindre la Fédération des blessé.es du Nord et de l’Est de la Syrie via les comités locaux de leur ville. Celle-ci a été créée en 2019 pour unifier dans une même structure tous les comités locaux qui prenaient en charge le suivi des blessé.es graves et des mutilé.es. Si tou.te.s les blessé.es ne sont pas enregistré.es, la fédération a recensé pour le moment environ 28 000 blessés de guerre au total, dont 5000 qu’elle suit. La structure propose des cours de langue (arabe, russe, anglais, kurde), des formations techniques (informatique…), et une éducation plus générale (idéologie, histoire du Moyen Orient)… Elle fournit également de l’aide à ses membres qui ont un projet d’activité. Heval Fatma et heval Redwan, co-président la structure. Fatma, combattante dans les YPJ, a perdu son bras gauche en 2015 sur le front de Tel Tamr. Redwan, quant à lui, a vu sa main gauche arrachée dans l’explosion d’une voiture piégée à Qamishlo. Tous deux insistent sur le fait que les blessés s’auto-organisent, la fédération étant juste là pour les soutenir. Ils peuvent par exemple, si quelqu’un souhaite un emploi dans l’Administration, servir d’intermédiaire et surtout informer sur les spécificités de l’accueil d’une personne en situation d’invalidité. Mohammed Selim Osman, âgé d’une cinquantaine d’année, lunettes et moustache blanche fournie, a été blessé en 2016 lors de la bataille de Shedaddi. L’articulation de son coude droit est bloquée. Malgré tout, il est devenu co-président de l’assemblée de son quartier de Hilaliye à Qamishlo, à laquelle il participait déjà depuis 2011. Sa blessure ne l’empêche pas de participer activement à la vie politique de celui-ci. Des aides financières peuvent aussi être versées pour l’ouverture d’un commerce… Les blessé.es enregistré.es touchent une aide financière d’environ 150$ par mois.
Mais heval Fatma souligne les limitations imposées à leur action. « Nous manquons de docteurs formés pour la prise en charge de nos blessures, et de matériel. 29 de mes camarades sont mort.es des suites de leurs blessures. Par exemple, heval Helin, blessée à l’abdomen, est morte cinq ans plus tard d’une inflammation causée par une blessure mal traitée. Quand des personnes sont envoyées pour des soins au bashur, elles sont parfois traitées à la va vite. Beaucoup meurent des séquelles de leur blessure, des éclats restés dans le corps… Il n’y a pas assez de moyens, de prothèses. Il faut envoyer les gens se faire soigner au bashur ou à Damas. Par exemple il est parfois difficile d’obtenir un fauteuil roulant. Quand les routes sont coupées on ne peut pas transporter les blessé.es. Nous les voyons mourir sous nos yeux. Nous avons des possibilités limitées mais nous faisons ce que nous pouvons. Parfois les docteurs font des erreurs et nos camarades meurent mais nous ne leur en voulons pas. Ils n’ont pas quitté le pays, ils sont restés, et pour ça nous les respectons. Mais ils manquent d’expérience, de matériel médical, de formation. »
La Fédération a demandé de l’aide à la Coalition menée par les USA et divers pays européens pour les traitements, ainsi que l’envoi et la formation de docteurs spécialisés. Aucune réponse ne leur a été apportée.
Un point reste toutefois difficile à aborder : celui des blessures psychologiques. Lorsqu’on lui pose la question, Fatma sourit d’un air sarcastique avant de s’exclamer « je savais que vous alliez me poser la question. Tout le monde la pose. Mais nous n’avons aucun problème. Il y a une grande différence entre nos combattants et ceux d’une armée régulière. Nos combattant.es se sont engagé.es avec leur cœur et leur esprit pour défendre leur peuple contre les massacres de Jabhat Al Nosra, Jaysh al Hoch, daesh… Les forces du régime se sont enfuies mais pas nous. Donc nous sommes très à l’aise avec ce que nous avons fait, nous n’avons pas de problèmes psychologiques. » Elle évoque à la suite la différence entre les soldats américains engagés en Irak et qui reviennent avec un Syndrome de Stress Post-Traumatique (PTSD), et les combattant.es des SDF qui n’en souffriraient pas, sachant s’être engagé.es pour une cause juste. Nous n’en saurons toutefois pas plus.
Si effectivement les combattant.es sont probablement convaincus de la justesse de leur cause, la guerre, encore plus quand on est blessé.e, ne laisse pas l’esprit toujours indemne. Ainsi heval C., qui a combattu une dizaine d’année dans la guérilla du PKK avant de rejoindre les YPG et de jouer un rôle actif de commandement notamment dans la bataille de Kobanê, est une des rares personnes qui n’éprouve pas de honte à en parler. Il raconte ses cauchemars incessants, les nuits où il se réveille en hurlant, les images d’amis déchiquetés par les mines qui le hantent. Rien à voir donc avec un quelconque regret, mais simplement les conséquences de la guerre et des effets de son lot d’horreurs sur l’esprit.
Hawzhin Azeez, membre jusqu’en 2019 du comité de reconstruction de Kobanê, aborde la question de la santé mentale au Rojva dans un de ses textes publiés sur son blog et traduit sur Kurdistan au Féminin). « Alors que nous travaillions au Rojava, dans le cadre de la reconstruction de Kobanê, nous avons développé plusieurs projets axés sur les installations pour soutenir les YPG-YPJ blessés. J’ai visité plusieurs des « maisons blessées », et j’ai travaillé avec les architectes pour analyser les structures et les limites des cliniques actuelles afin de faire des ajustements et de produire de nouvelles conceptions pour mieux soutenir les camarades blessés. Ces maisons étaient axées sur la réadaptation physique et le repos. Il n’y avait pas de psychologue sur place. Cependant, de nombreuses activités sociales telles que la danse, le chant, l’art et le théâtre ont sans aucun doute contribué à l’amélioration de la santé mentale des camarades blessés. Mais ces activités ne peuvent pas à elles seules s’attaquer à la dépression grave et à d’autres formes de maladies mentales non traitées et de traumatismes résultant de blessures physiques graves, comme la perte de membres, la perte de la vue… L’accent était mis sur l’environnement, sans tenir compte du processus chimique à l’intérieur du cerveau qui peut parfois l’emporter sur toutes les conditions environnantes. »
« Les blessés sont vus comme un symbole. » explique Fatma. « Je suis fier de ma blessure. Dans la rue, les gens me saluent et prennent de mes nouvelles. » ajoute Redwan. « Et si la guerre revenait », complète Egîd Ibrahim , ancien co-président de la fédération aujourd’hui propriétaire d’un magasin de gâteaux, « nous sommes prêts à reprendre notre poste ». Lui même, après avoir perdu une jambe et un œil dans l’explosion d’une voiture piégée, a continué à servir dans les YPG sur les champs de bataille, en deuxième ligne, pour la gestion administrative directe des combattant.es. On retrouve ces propos dans la bouche de nombreux.ses blessé.es, qui parfois affirment aussi ne plus se considérer comme tels notamment depuis qu’ils ont repris un rôle actif au sein de la société. Et de fait, l’Administration Autonome a fait de larges efforts pour penser la place des blessé.es au sein de la société, et reconnaître leur sacrifice au service de la défense de celle-ci. Les blessé.es ne sont pas caché.es ou oublié.es, on les invite aux cérémonies, ils participent aux manifestations, s’impliquent dans différentes activités de la vie civile. Si beaucoup reste encore à faire et que le manque de moyens restreint les capacités d’action de l’Administration, la prise en charge de leurs besoins via la Fédération des Blessés a pour but d’éviter que personne qui n’ait été blessé de manière invalidante dans la lutte contre Daech, puis l’armée turque et ses supplétifs, ne reste isolé et en situation de précarité.
[…] de drone menée par la Turquie contre un établissement de la Fédération des mutilés de guerre à Qamishlo, dans le nord de la Syrie, le 11 février, a entraîné la mort de deux membres […]