Nous publions ici la traduction d’un article écrit en août 2017 par Mehmet Aksoy, journaliste et cinéaste kurdo-anglais tué par un groupe de djihadistes le 26 septembre 2017, alors qu’il couvrait la bataille pour la libération de Raqqa, aux côtés des YPG/YPJ.
L’opération « Colère de l’Euphrate », lancée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les YPG pour libérer Raqqa du joug de l’État islamique (EI), a été annoncée le 6 novembre 2016.
La première phase consistant à isoler et conquérir des zones autour de Raqqa s’est poursuivie par trois autres phases pendant lesquelles furent prises des zones comme Tabqa, la route reliant Raqqa à Deir-Ezzor et d’importants villages des quatre côtés de la ville. La phase finale de la libération de la ville elle-même a commencé le 6 juin et entre dans son soixante treizième jour. Bien qu’il n’y ait pas encore de chiffres officiels, environ 200 Arabes, Kurdes, Syriaques combattants étrangers ont déjà tués dans cette phase finale. Les FDS contrôlent environ 60% de la ville, tandis que 1500 combattants de l’EI sur 5000continuent le combat. Les FDS ont évacué des milliers de civils de Raqqa et plus d’un millier se sont engagés dans les FDS pour contribuer à la libération de la ville.
La campagne de Raqqa et les approches des différents acteurs
Quand une opération de libération de Raqqa dirigée par les Unités de défense du peuple a commencé à être évoquée en 2016, dans certains cercles -principalement constitués par des Kurdes nationalistes à courte vue et à l’esprit étroit, ainsi que des pan-arabistes ou des individus, des groupes et des États anti-kurdes, comme la Turquie et la Syrie, ont dit : « Pourquoi les YPG vont-elles à Raqqa ? Ce n’est pas une région kurde. » Leurs raisons et leurs motivations étaient différentes, mais l’essence et la base de leur approche était la même ; le nationalisme et le culte de l’État
Des nationalistes kurdes « étroits », pas seulement dans un parti ou dans un groupe idéologique, ont mis en avant dans les médias sociaux le fait qu’ils ne voulaient pas que « le sang kurde » soit versé pour « des terres arabes », et que les YPG devraient se concentrer sur la défense du Rojava, Fédération démocratique du nord de la Syrie (FDNS), majoritairement kurde. Dans le même temps les individus anti-kurdes et les États, principalement la Turquie et la Syrie, ont rejoint le chœur en affirmant que les YPG allaient faire « nettoyage ethnique » à l’encontre des Arabes et installer une domination kurde. La Turquie n’a pas oublié d’employer l’argument tant utilisé qui qualifie les YPG « d’extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et donc une organisation terroriste ».
Ce qu’ils ont oublié de mentionner c’est que les chefs de tribus locaux à Raqqa avaient tenu des réunions avec les FDS et des représentants de l’organisation civile sœur, le Conseil démocratique syrien (SDC) dans lesquelles ils les enjoignaient publiquement de libérer la ville. Ils ont aussi oublié d’ajouter que bien que majoritairement arabe, Raqqa était peuplée aussi de 20% de Kurdes et de 10% d’Arméniens Chrétiens parmi ses 220 000 habitants (recensement de 2004). Presque toute la population kurde et arménienne-chrétienne avait été obligée de fuir les persécutions quand en 2013 le front islamiste-djihadiste Al-Nosra (Al Qaida en Syrie) avait pris le contrôle de la ville.
Au début de 2014, l’EI, qui avait consolidé sa présence à Raqqa en renversant le régime, prit le contrôle total de la ville. Quelques mois plus tard, après la prise de Mossoul en Irak et le génocide perpétré contre les Kurdes Yezidis au Sinjar, des militants de l’EI ont amenés des milliers de femmes et d’enfants, réduits en esclavage, dans leur capitale auto-proclamée et base d’opérations en Syrie, dont beaucoup sont encore probablement là. Pour que les SDF, formées en 2015 sous la direction des YPG, la seule force combattante multi-ethnique et multi-religieuse en Syrie-majoritairement constituée de milices arabes et kurdes mais aussi syriaques, turkmènes et arméniennes- interviennent à Raqqa, c’étaient déjà des raisons suffisantes. Ce que les analyses et les accusations de l’époque n’ont pas pris en compte ou essayé de cacher, c’était l’importance historiquement stratégique de la ville pour les djihadistes (nous y reviendrons), mais aussi pour la sécurité et la réussite de la Fédération démocratique du nord de la Syrie. De plus, c’était aussi un « devoir idéologique » de libérer Raqqa pour les YPG/FDS en raison de leur projet de création d’une Syrie décentralisée et fédérale qui ne se limite pas aux régions majoritairement kurdes au nord. Si l’opération n’avait pas été lancée, l’EI aurait continué à être une menace immédiate à la relative paix et à la stabilité acquises dans la Fédération du nord de la Syrie et aussi un obstacle à toute solution à la crise syrienne.
Autre conséquence, cela aurait encore plus encouragé la Turquie dans son opération « Bouclier de l’Euphrate » qu’elle a lancée en août 2016 pour saboter les gains des Kurdes dans le nord de la Syrie. Ankara que les milices djihadistes de l’Armée syrienne libre, qu’elle soutient, mènent l’assaut sur Raqqa et a tenté jusqu’au dernier moment, sans succès, de faire pression sur la coalition dirigée par les États-Unis pour qu’elle retire son soutien à l’avancée des FDS emmenées par les YPG. Son grief principal étant que les FDS étaient composées en majorité de combattant(e)s kurdes et que le nombre de combattants arabes était négligeable voire non-existant. Cette allégation a été démentie par les FDS et le Pentagone, qui a affirmé que 60% étaient des combattants arabes. Ankara, en dernier recours, et de manière contradictoire, essaya ensuite de diviser les FDS en disant qu’elles ne pourraient pas mener à bien l’opération de Raqqa avec des combattants arabes dans leurs rangs. Ces manœuvres anti-Kurdes de la part de la Turquie ont finalement joué un rôle positif dans le recrutement rapide de jeunes Arabes par les FDS, qui ont rejoint en masse leurs rangs avant la bataille de Raqqa, en réaction à l’ingérence d’Ankara à Manbij et dans d’autres zones à majorité arabe.
Le vide-sans une opération des YPG-FDS- aurait pu aussi conduire à une offensive du régime syrien, qui se trouve aux portes d’un autre bastion de l’E. I, Deir-Ezzor (au sud-est de Raqqa), affaiblissant ainsi le projet fédéral d’une résolution du conflit syrien. De plus , les répercussions régionales et globales d’une avancée turque ou de la part du régime auraient été multiples et susceptibles de compliquer d’une façon négative une guerre déjà chaotique.
La richesse économique et culturelle de Raqqa.
Située sur la rive nord-est de l’Euphrate, avec son réseau de routes importantes menant à Damas, Palmyre et l’Irak, Raqqa est une ville riche en pétrole dont l’histoire remonte à la période Hellénique (244 avant JC). La ville a joué un rôle important de comptoir commercial entre les Byzantins et la Perse Sassanide et fut aussi le théâtre d’affrontements entre les deux puissances hégémoniques jusqu’au milieu du VIe siècle. Peu après l’essor de l’Islam, Raqqa fut conquise par un des compagnons de Mohammed, le général Iyad Ibn Ghanm, en 1639 ou 1640, qui lui donna son nom actuel. En échange de la capitulation de la ville, les Chrétiens signèrent un traité qui leur permettait de continuer à y vivre et pratiquer leur religion, mais qui leur interdisait de construire de nouvelles églises.
Beaucoup de groupes chrétiens indigènes et de juifs aidèrent aussi les musulmans fraîchement arrivés à échapper aux lourdes taxes imposées par les Byzantins et les Perses. Les groupes minoritaires continuèrent à utiliser leurs propres lois et leurs propres cours de justice, même après la conquête musulmane.
Les environs immédiats de Raqqa témoignent aussi de moment importants de l’histoire de l’Islam, ce qui explique son importance pour des organisations comme l’E.I.
La bataille de Siffin, qui allait semer la graine de la division sectaire de l’Islam entre Sunnites et Chiites, se déroula à seulement 28 kilomètres de la ville. En 769, le calife Aoun Al Rashid la choisit comme résidence impériale, faisant de Raqqa la capitale de l’empire Abbasside. Dans les siècles qui suivirent, des Bédouins, des Kurdes, Turkmènes et Tchétchènes s’installèrent aussi à Raqqa ; la ville eut des déclins et des périodes de prospérité mais est resté un centre commercial et culturel important dans le pays.
Le conseil civil de Raqqa et les espoirs de l’après E.I
Ce bref aperçu de l’histoire de la ville est suffisant pour souligner l’importance l importance stratégique de la ville au niveau géographique, mais aussi sa richesse culturelle et économique, dans le passé mais aussi à l’heure actuelle. Il est aussi important pour une meilleure compréhension de la sociologie de Raqqa, et l’exemple positif, le prototype, que cette ville peut devenir pour une Syrie fédérale et démocratique, si elle se dote du bon type d’administration. Cela a été souligné par Ilham Ahmad, la coprésidente du Conseil démocratique syrien (SDC), juste après le début de la campagne de Raqqa.
« Une telle administration pourrait fournir un bon exemple de changement démocratique, surtout que la ville a été de fait la capitale d’un groupe terroriste, l’E.I. Cela représenterait un changement majeur dans la situation globale de la Syrie, et aiderait le pays à avancer vers la stabilité et un changement démocratique. Raqqa sera un exemple pour toute la Syrie », a déclaré Ahmad.
Le Conseil civil de Raqqa est composé de 120 personnes, avec une coprésidente féministe kurde et un coprésident arabe, il a été formé en avril 2017 par le SDC. Il est représentatif de la population locale de Raqqa, avec la participation de tous les groupes ethniques et religieux présents dans la ville, ainsi que des membres des tribus locales. Il travaille inlassablement à l’assistance aux civils sauvés de l’E.I et fait des projets pour la reconstruction de la ville dans l’après E.I. Dans une réunion avec des représentants de la Coalition en juillet, des délégations ont discuté « du déminage, de la reconstruction, de la réhabilitation, des secours et du travail humanitaire », et la coalition a fait preuve d’une reconnaissance politique et d’un soutien qu’elle n’a jamais montré au Rojava-FDNS. Le Conseil s’est aussi engagé à tenir des élections dès mai 2018, pour que les citoyens de Raqqa puissent élire démocratiquement leurs représentant-e-s.
La décision de rejoindre la Fédération démocratique du nord de la Syrie ou rester une région autonome sera également prise dans la même période. On s’attend à ce que la décision soit en faveur de rejoindre le projet fédéral démocratique, disent les officiels, mais il reste encore beaucoup à faire.
En conclusion, la libération de Raqqa sera tout aussi importante et stratégique que celle de Manbij, une autre région tout aussi riche culturellement et historiquement, dont les groupes mentionnés au début de l’article ont tenté de bloquer la libération de la domination de l’E.I à la mi-2016. Jusqu’à présent, le projet fédéral et la mise en œuvre de la démocratie locale s’avèrent couronnés de succès. Avec son histoire, sa géographie, ses ressources et sa réalité sociologique, Raqqa peut devenir un autre pilier d’une Syrie démocratique, séculière et fédérale. A condition que les différents peuples de Syrie puissent travailler ensemble dans le cadre du projet élaboré par les révolutionnaires kurdes du Rojava et partagé avec les autres peuples du pays pour former la Fédération démocratique du nord de la Syrie, Raqqa peut obtenir la sécurité et construire les fondations d’une société communaliste, féministe et écologiste. Tout comme la libération du Rojava du régime d’Assad et des groupes réactionnaires mène maintenant à la libération de Raqqa et à la défaite finale de l’E.I en Syrie, la liberté et la démocratisation de Raqqa protégeront les Kurdes de futures attaques et des politiques du « diviser pour régner », tout en renforçant la possibilité d’une solution à la guerre en Syrie. Ce sera le coup fatal porté à l’EI et aux mentalités réactionnaires et nationalistes d’autres groupes et États de la région, qui alimentent en permanence l’instabilité, la guerre et la destruction.
Par Mehmet Aksoy