Près d’un an après la fin des combats dans Sur, le quartier historique de Diyarbakir, l’état turc a lancé une offensive économique visant expulser les habitants les plus précaires du district pour les remplacer par des classes moyennes aisées, avec en arrière plan l’idée d’étouffer la contestation politique.
Sur, quartier de Diyarbakir au Kurdistan, est célèbre pour ses bâtiments historiques en pierre volcanique noire, mais aussi pour être un bastion militant du mouvement kurde. Lors d’une visite à Diyarbakir le 01 juin 2011, Erdogan avait annoncé les projets d’une reconstruction à venir, axée sur le développement de l’activité touristique et s’inscrivant dans une politique plus large d’investissements dans les grandes construction pour soi-disant redresser l’économie. Un accord avait même été signé entre la mairie et l’état. Mais face à l’opposition des habitants du quartier qui refusaient de quitter leurs logements, le projet en était resté au point mort. En décembre 2015, une jeunesse kurde poussée à bout par l’absence de perspectives et la répression constante de l’état turc, appuyée par des cadres du PKK, déclarait l’autonomie dans les quartiers de plusieurs grandes villes du Kurdistan, déchaînant sur elle la violence de l’état turc. M., un membre influent de Sur, ne veut pas donner son nom par crainte de représailles. Pour lui, comme pour nombre d’habitants et d’activistes, après avoir échoué à en faire partir ses habitants refusant d’accepter les maigres dédommagements proposés et d’aller vivre dans des quartiers périphériques fortement excentrés, « l’état a utilisé le soulèvement de la jeunesse comme prétexte pour raser une partie du quartier ». L’emploi de moyens militaire complètement disproportionnés, allant jusqu’aux bombardements aériens, appuie cette thèse.
Un an plus tard, le champ de ruines laissé par les combats est devenu un immense terrain vide.
Les indemnisations commencent à peine à arriver pour les habitants. « Chaque famille a reçu initialement 5000TL pour compenser la perte des fournitures », explique M., « puis une aide pour payer le loyer de leur nouveau logement ». Pour les dédommagements fonciers, les habitants ont le choix entre trois options : accepter une compensation financière; obtenir une nouvelle maison dans leur quartier d’origine; ou obtenir un nouveau logement “TOKI” (logement social) dans un quartier à plus d’une heure du centre ville.
Dans la zone détruite de Sur, quelques maisons ont déjà vu le jour, prémices du plan de reconstruction de l’état qui se vante d’y avoir investi 500 000 000€. Mais d’après M., la population locale ne profite guère de cette manne, les travailleurs viendraient de l’ouest. La zone reste toujours inaccessible, verrouillée par la police.
Si les nouvelles constructions seront proposées aux anciens habitants de Sur, elles ne sont en réalité pas pour eux. Le gouvernement veut attirer une population de classe moyenne aisée, et développer l’économie du tourisme en mettant en avant les quelques restes historiques du quartier,
rénovés pour paraître comme neufs. Avant même les logements, et malgré qu’il n’ait pas été touché par les combats, c’est le bazar qui a eu droit aux premiers travaux de restauration. Une façade en pierre grise censée rappeler les constructions traditionnelles a été collé sur les murs défraîchis. Le résultat ne donne qu’une impression d’artificialité, tout comme le nouveau parc aux allées tirées au cordeau inauguré en avril au pied de la citadelle, sur les décombres des maisons.
« Nous n’avons pas d’autres choix que de rester, je ne partirai pas. »
Les projets de rénovation urbaine ne se limitent pas aux quartiers détruits par la guerre. Dans deux autres quartiers de Sur épargnés par les combats, Ali Pasa et Lalebey, les habitants sont poussés à partir. Entre 3000 et 5000 familles sont concernées. Certaines ont accepté l’argent de l’état, avant de changer d’avis. Pour d’autres, le propriétaire a vendu les murs sans prévenir. Eux n’auront pas d’alternatives, ils devront partir. L’ambiance est étrange : les logements abandonnés, parfois à moitié effondrés, alternent avec ceux d’habitants prêts à s’accrocher jusqu’au bout à leur maison. Ceux qui n’ont pas accepté les dédommagements ont déposé un recours en justice. Malgré leur refus, l’état turc a déposé de l’argent sur leur compte, pour les forcer à accepter les maigres compensations offertes.
Esa a fait parti des premiers à quitter le quartier il y a 6 ans pour aller vivre dans un appartement d’un immeuble TOKI. Il regrette amèrement son choix et se sent trompé par l’état, qui lui avait promis un beau logement avec un jardin à disposition. Il s’est retrouvé dans un quartier à presqu’une heure de trajet de son ancien voisinage. Pour acheter son appartement, il a dû prendre un crédit à la banque Ziraat – contrôlée par l’état – car le dédommagement perçu ne suffisait pas à le payer intégralement. Avec les taux d’intérêts exorbitants appliqués, il est maintenant endetté pour vingt ans.
Zuleiha est assise à l’ombre du mur de sa maison. Elle a un fils handicapé et un mari qui ne peut pas travailler. Il y a 11 mois, l’état a viré de l’argent sur leur compte mais ils n’y ont pas touché. Ils ne veulent pas partir. “Si je pars, qui va me donner une maison et de quoi payer le loyer ? Comment envoyer mes enfants à l’école sans argent ? Nous n’avons pas d’autres choix que de rester, je ne partirai pas.”. La population de Sur est souvent précaire, petits commerçants, travailleurs journaliers ou sans emploi. La vie dans les autres quartiers est trop chère pour eux : loyer (qui peut passer de 300 à 1000TL), charges, transport obligatoire pour aller travailler. Malgré les logements parfois anciens, il y a un attachement affectif des habitants au quartier dans lequel beaucoup sont nés ou ont grandi, et aux liens sociaux qui y existent entre eux.
Aucune réponse n’a été apportée à leurs pétitions. Jusque dans les mosquées du quartier, les imams relaient le message de l’état, leur intimant de partir. Sur l’emplacement d’un logement abandonné, l’état a construit un commissariat aux allures de camp retranché, protégé par des murs en béton surmontés d’un énorme drapeau truc. Des caméras installées sur de hauts pylônes filment chaque recoin de quartier, surveillant en permanence ses habitants.
« Ils vendent les gens comme une vulgaire marchandise »Pour Baxtiyar, né dans le quartier et propriétaire d’une maison de thé, “ils vendent les gens comme une vulgaire marchandise. Le but de ces projets est de briser la société kurde. Ils pourraient rénover nos maisons si il s’agissait vraiment de réhabilitation. Mais ils prennent nos maisons pour rien, et les revendent cher à leurs partisans. Si nous partons, nous serons comme des poissons hors de l’eau.Tout est fait pour leur profit. Ils veulent montrer leur pouvoir, et corrompent les gens avec leur argent. C’est comme si l’état faisait la conquête de Sur. Quand les gens sont relogés, ils sont éclatés et mélangés aux habitants d’autres quartiers. Les liens sociaux sont brisés, les gens isolés.” Et les crédits accordés pour l’achat des logements sont un autre moyen d’empêcher les familles de s’engager politiquement. Baxtiyar s’est vu proposer 100 000TL de dédommagement pour son salon de thé. Impossible pour lui de racheter ailleurs un fond de commerce à ce prix. Les derniers espoirs des habitants de Sur ont volé en éclat quand ils ont vu, le 23 mai, les bulldozers revenir dans le quartier continuer leur oeuvre de démolition, protégés par les véhicules de police et les agents en civil venus empêcher toute protestation. Alors que le Ramadan était sur le point de commencer et que la chaleur était caniculaire, l’eau a été coupée dans le quartier, forçant la population à aller chercher à pied l’eau dans d’autres quartiers.
Pour lutter contre les destructions, une plateforme de soutien à Sur s’est mise en place, regroupant habitants, activistes et organisations comme le DBP (parti démocratique des peuples), le HDP, des avocats de l’association du barreau de Diyarbakir, l’organisation des droits de l’homme IHD… La plateforme tente de mener une contre-offensive à la fois médiatique et juridique, et vient en aide aux habitants. Elle organise des manifestations et vient de lancer une campagne de pétition, ainsi que sur les réseaux sociaux. Pendant le Ramadan, de grands iftars ont été organisés pour sensibiliser l’opinion publique sur la question des destructions, tout en fournissant de quoi manger à la population toujours privée d’eau, d’électricité, de services publics.
Si Diyarbakir est en pointe de la stratégie de reconquête de l’état au Kurdistan, les mêmes politiques de rurbanisation sont appliquées dans chaque endroit du pays où l’état veut reconquérir des territoires urbains qui lui sont hostiles. C’est le cas par exemple dans le quartier de Sultangazi à Istanbul, mais aussi à Adana, où les habitants de quartiers kurdes connus pour leur activisme ont commencé à recevoir des messages de l’état les invitant à quitter leur maison. Pour Erdogan, dont la politique économique consiste à investir dans l’immobilier et les projets démesurés pour parvenir à tenir la promesse faite en 2013 de doubler le PIB du pays en 10 ans, les gains sont multiples : continuer une fuite en avant dans les projets de construction afin d’essayer de relancer l’économie, satisfaire les besoins d’une classe moyenne aisée et détruire les foyers de résistance aux politiques de l’AKP. En dispersant les populations, en brisant les liens sociaux qui les unissent et en endettant les familles sur de longues périodes, il rend difficile toute opposition politique de leur part. Face à cette volonté implacable, la population a de moins en moins de recours, notamment au Kurdistan où, comme le disait M., “avec l’état d’urgence, les expropriations sont dans les mains de l’état”.
Liens :
Plateforme « Non aux destructions à Sur » : https://www.facebook.com/surunyikiminahayirplatformu/ http://orientxxi.info/magazine/la-vieille-ville-de-diyarbakir-broyee-et-remodelee-par-la-guerre,1335,1335 http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/04/14/diyarbakir-terre-de-mission-kurde-de-l- akp_5111182_3214.html
Par Loez