Saleh Muslim, ancien Coprésident du Parti de l’Union Démocratique (PYD) et coordinateur des relations extérieures du Mouvement pour une Société Démocratique (TEV-DEM), nous a reçus à Qamishlo il y a quelques semaines. Cet entretien sera publié en trois partie sur Rojinfo. Ce second extrait évoque les ingérences étrangères en Syrie et les relations de l’Administration autonome avec certains acteurs sur le terrain.

La Turquie, Manbij et Afrin

Lorsque Manbij a été libérée à l’été 2016, les YPG/YPJ ont laissé la responsabilité de la sécurité au Conseil militaire de Manbij (CMM). Celui-ci est constitué de forces locales de la ville et des villages alentours, notamment des Kurdes. Donc, quand la Turquie dit « tous les Kurdes doivent partir de Manbij », cela veut dire qu’elle parle des Kurdes du CMM et qu’elle veut expulser de Manbij des personnes qui en sont originaires, dont 25% de Kurdes. C’est impossible, vous ne pouvez pas les mettre dehors !

Voici la situation à Manbij : il y a un Conseil militaire, dédié à la défense et à la protection, et il y a un Conseil civil, pour son administration. Dans ces deux institutions, la majorité est arabe, comme l’est la population de Manbij. Bien que le Conseil militaire de Manbij fasse partie des Forces démocratiques syriennes (FDS), il a son propre quartier général et son autonomie dans la gestion de la sécurité en ville et aux alentours. 

Mais la Turquie essaie de réaliser ses propres plans, elle ne veut pas libérer Manbij mais l’occuper. Vous ne pouvez pas diviser une zone à votre seul avantage comme elle l’a fait à Afrin. Le peuple a sa propre volonté et il faut la respecter. Les Kurdes ont été expulsés d’Afrin par la Turquie, certains de leurs villages ont été détruits. Qu’est-ce que ça veut dire quand l’État turc déclare au sujet d’Afrin qu’elle va « faire revenir les habitants originels » ? Qui sont les gens légitimes à Afrin ? Ce sont ces personnes, des Kurdes comme d’autres minorités, qui ont défendu Afrin jusqu’à la mort, n’en déplaise à la Turquie qui affirme qu’elles ne font pas parties du peuple originaire d’Afrin. Elles ont vécu ici pendant des centaines, des milliers d’années et la Turquie a amené des mercenaires du Kazakhstan, du Tadjikistan… sont-ils le peuple natif d’Afrin ? Vous pouvez voir que ce qu’il se passe actuellement là-bas n’est bon pour personne. Plus de 100 000 personnes ont fui Afrin et vivent éparpillées, de Qamishlo au camp de Shehba, en passant par Manbij ou Kobanê. Ce n’est pas possible de voir des populations forcées de quitter leurs villages et remplacées par des gens que vous avez choisis, ce n’est pas tolérable.

Des milliers de personnes de la Ghouta orientale ont été déplacées à Afrin après son occupation par la Turquie. J’ai lu que des centaines d’entre elles avaient tenté de quitter Afrin pour rentrer chez elles mais qu’elles n’avaient pas été autorisées à le faire, qu’on leur avait barré la route, les forçant à rester à Afrin. Forcer les gens à faire quelque chose, c’est de l’occupation. Si vous les laissez décider comment ils veulent vivre, c’est une libération. Ce que la Turquie fait à Afrin n’a rien de comparable avec ce que nous avons fait à Manbij. Vous devriez aller voir à Manbij comment les gens y vivent, constater par vous-mêmes.

La Turquie a eu des relations avec l’État islamique dès l’émergence de celui-ci, et l’ensemble des groupes terroristes en Syrie travaillent avec le gouvernement turc depuis le début du conflit. Nous savons que les services de renseignements turcs, le MIT, sont présents au Rojava et ici, à Qamishlo. Ils ont une grande influence et ils n’hésitent pas à agir. Il y a peu, le MIT a enlevé 16 personnes et certaines d’entre elles ont été tuées. 

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Un village près de Manbij

Le PKK est un prétexte pour la Turquie. Bien sûr, il a des supporters dans tout le Kurdistan et donc au Rojava, c’est un parti kurde ! De nombreux Syriens ont rejoint les rangs du PKK, cela dure depuis longtemps. Mais aujourd’hui, il n’est pas actif en tant qu’organisation en Syrie, il compte seulement peut-être quelques soutiens.

Les rapports avec les forces occidentales 

La présence de la France ou des Etats-Unis ne s’explique que par la défense de leurs propres intérêts, ici en Syrie mais aussi au niveau international. Mais de notre point de vue, nous pensons que ces deux pays essaient d’aider les gens sur place ; à partir du moment où cela rencontre leurs intérêts bien sûr. Ils voudraient étendre leur influence à cause des nombreuses forces internationales présentes en Syrie, certaines au côté du régime, d’autres contre lui… Il existe des tensions entre toutes ces puissances internationales puisqu’elles ne partagent pas le même but. 

Mais je pense que nous avons, avec la France et les Etats Unis notamment, un objectif commun qui est de vaincre toutes formes de terrorisme comme Daesh ou le Front al- Nosra, qui sont des instruments aux mains de nos ennemis. Même si certains de ces groupes sont qualifiés de « modérés », nous ne les voyons pas comme tels. Jabat al-Nosra était considéré comme un groupe islamiste modéré jusqu’à ce que nous le combattions dans la Djéziré en 2014. À cette époque, le France et les Etats-Unis pensaient soutenir des groupes armés comme celui-là, mais ils n’ont pas trouvé de modérés parmi eux (sourire).

Cela dit, nous n’oublions pas ce qu’il s’est passé à Afrin où l’on s’est retrouvé seul. Nous avons été capables de nous défendre pendant 58 jours, personne ne s’attendait à ce que l’on résiste autant. Tout le monde à Afrin a participé à sa défense : la société, les organisations civiles et celles d’autodéfense. Notre principale problème était d’ordre technologique, nous n’avions pas de système de défense antiaérien. Ils utilisaient des drones, des chars d’assaut construits par l’Allemagne, des armes de l’OTAN, alors que nous nous défendions seulement avec des armes légères. Nous ne nous attendions pas à une telle réaction de la part de la communauté internationale qui a tout simplement fermé les yeux. Nous pensions que quelqu’un réagirait. Nous ne savions pas qu’il y avait eu des accords passés entre la Turquie, la Russie et le régime de Bashar al-Assad pour permettre tous ces changements, garder le silence et déplacer des populations d’un lieu à un autre. Nous n’avions aucune idée de tout cela. 

Malgré tout, la France a manifesté depuis plusieurs années son intention de nous aider. Si elle est vraiment déterminée à nous supporter et prête à respecter la volonté de notre peuple, elle est la bienvenue comme les autres pays, quels qu’ils soient. Dans ce cas-là ils pourraient aller sur le terrain constater la situation, entrer en contact avec la population pour évaluer avec elle ses besoins. Elle peut le faire et le demander. Mais nous ne sommes pas dépendants de puissances étrangères bien que la présence de forces internationales dans les zones que nous contrôlons constitue une sorte de garantie contre une attaque de l’armée turque et de ses mercenaires.

Tout le monde sait ce qu’il se passe autour de Manbij et nous attendons des forces internationales qu’elles fassent front contre la mentalité turque et son esprit d’occupation.

Situation à Tell Rifaat, au sud d’Afrin 

Il est certain que la situation est sensible à Tell Rifaat, avec beaucoup de forces impliquées dans un petit périmètre. Dans la ville comme dans le district, il y a les Russes, le régime et les Forces démocratiques syriennes (FDS). Moscou et Damas ont repris le contrôle de cette zone pour bloquer toute avancée de la Turquie, mais les FDS ne se sont pas repliées, elles sont notamment restées pour protéger les réfugiés d’Afrin. La Russie a quelques bases et je pense qu’elle partage le contrôle de l’aéroport militaire de Menagh (ndlr : situé entre Tell Rifaat et Azaz, il est pris par les FDS en février 2016) avec les FDS, mais je ne connais pas tous les détails concernant cette région culturellement très diversifiée avec une présence kurde variable d’une localité à l’autre. 

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Un village de Kobane à la frontière de la Turquie.

Nous ne savons pas sur quoi les acteurs impliqués dans cette zone vont se mettre d’accord mais, à partir du moment où les populations originaires de Tell Rifaat peuvent y rester, cela ne nous préoccupe pas. Nous ne voulons pas qu’elles soient remplacées par ceux qui ont du sang sur les mains, que ce soit des anciens membres de Daesh ou les mercenaires équipés et soutenus par la Turquie, comme ceux de la Brigade Sultan Murat. Leur présence ici n’est pas légitime, ils viennent d’ailleurs. Si un tel cas de figure devait se présenter, je pense que la population locale de Tell Rifaat déciderait de se défendre elle-même et de combattre partout où elle le peut.

Le gaz comme facteur d’ingérence

Nous pensons depuis le début que le gaz et son acheminement ont été une des sources majeures de la guerre en Syrie. Les pays du Golfe ont construit ou ont pour projet de construire des gazoducs. Jusqu’à un certain point, ce n’est pas un problème pour les personnes qui vivent ici. Mais ils doivent tenir compte de leur volonté et la respecter. Vous ne pouvez pas forcer des gens à accepter que des pipelines traversent leurs villages, leurs champs, vous avez besoin de leur permission. Tant que les compagnies gazières respectent le peuple, peu nous importe qu’elles soient américaines ou originaires des pays du Golfe. Il faudrait aussi qu’elles embauchent du personnel local, ce qui n’était pas le cas dans le passé. 

Pour revenir au gaz comme facteur aggravant du conflit en Syrie, peut-être que quelqu’un a voulu étendre son réseau de pipeline dans les régions kurdes ou ailleurs, que quelqu’un d’autre ne l’a pas accepté et qu’il a commencé à se battre pour ça. Mais qui êtes-vous ? Ce sont nos terres, nos villages et nos ressources, si vous essayez de nous imposer votre idée, nous devons bien protéger l’endroit où nous vivons. C’est exactement ce genre de situation que nous évitons en respectant la volonté de chacun, ce que l’on appelle la démocratie. Quelque chose de nouveau au Moyen-Orient (sourire).

Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak

Les relations sont problématiques parce que derrière lui, il y a l’influence de la Turquie. Mais nous sommes kurdes et nous n’aimons pas être divisés. Nous aimerions entretenir de bonnes relations avec eux mais pour cela, il faut être libre. Et ils ne sont pas libres vis-à-vis de la Turquie. Vous avez bien vu les attaques turques dans le nord du GRK : ils n’ont rien dit ! Ce n’est pas dans la culture kurde, ce n’est pas dans notre habitude d’accepter sans un mot et de se soumettre. Ici, en Syrie, si un village est attaqué, nous le défendrons. Au GRK, les attaques de l’armée turque n’ont pas cessé depuis trois ans, des villages ont été détruits, des personnes ont été tuées…et personne là-bas ne dit quoique ce soit ! Le GRK est dépendant économiquement de la Turquie économiquement. Il a fait une erreur en se mettant dans une telle situation, il aurait fallu être plus sage.

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