Le Commandant général des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), Mazlum Abdi, a déclaré qu’il n’existait pas de divergence sur les points essentiels avec la direction de Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Selon lui, les deux parties se sont mises d’accord sur la nécessité d’une armée unique en Syrie, dont les FDS feraient partie.

Mazlum Abdi a également souligné qu’ils s’accordaient sur la résolution de la crise syrienne par le dialogue et qu’il fallait empêcher toute tentative de provoquer des contradictions internes. Il a enfin ajouté que les FDS travaillaient à la participation à un éventuel Congrès de Dialogue National ou à un gouvernement de transition.

Dans cette longue interview accordée à l’agence ANHA, Mazlum Abdi revient sur :

  • Les derniers développements en Syrie après la chute du régime de Damas.
  • Les attaques menées par l’État turc occupant et ses mercenaires contre les régions du Nord et de l’Est de la Syrie, notamment autour du barrage de Tishrin.
  • Les tentatives de dialogue entre les FDS et HTS.
  • Les efforts de rapprochement entre les différentes forces kurdes.

Au début de l’entretien, Mazlum Abdi a exprimé ses condoléances pour la mort de la reporter Cihan Bilgin et du journaliste Nazım Daştan, tombés en martyrs lors des attaques turques sur le barrage de Tishrin, alors qu’ils couvraient les événements. Il a aussi souhaité un prompt rétablissement aux sept autres membres de la presse blessés dans ces frappes.

1. Comment jugez-vous la situation en Syrie depuis la chute du régime syrien ?

Le renversement du régime Baas représente un changement historique salué par toutes les composantes du peuple syrien. Les peuples du Nord et de l’Est de la Syrie, et notamment la communauté kurde, étaient engagés contre le régime depuis le début de la révolution en 2011. Ils ont donc accueilli cet événement avec joie.

Cependant, la Syrie n’a pas encore de voie clairement définie pour l’avenir. Personne ne souhaite le retour de la guerre civile ou d’une crise de grande ampleur. Tout le monde – forces régionales, internationales et composantes syriennes – cherche à tirer parti de cette nouvelle ère pour construire une « nouvelle Syrie ».

Les puissances internationales, d’abord inquiètes, clarifient peu à peu leur position : elles veulent continuer à coopérer avec la nouvelle administration à Damas, tout en réclamant certains changements.

En tant que FDS et représentants des composantes du Nord et de l’Est de la Syrie, nous souhaitons que ces changements constituent les fondations d’une nouvelle période pour la Syrie. Mais de nombreux obstacles demeurent :

  • Situation sécuritaire fragile : Des abus sont rapportés, menaçant la stabilité de certaines régions.
  • Embargo économique : La Syrie demeure sous blocus, et la communauté internationale n’a pas encore jugé opportun de lever cet embargo, faute de garanties claires sur la nouvelle structure administrative du pays.
  • Perspectives politiques incertaines : L’absence de clarté sur la future gouvernance suscite des inquiétudes quant à de possibles agressions, y compris de la part de la Turquie.

Nous sommes indéniablement à un moment historique. Chacun, au niveau local comme international, doit coopérer pour bâtir une Syrie fondée sur l’acceptation mutuelle et le respect de toutes ses composantes.

Au cours de ces 14 années de révolution, trois formes de gouvernance ont cohabité : l’ancien régime Baas, désormais renversé ; l’administration de l’Ouest de l’Euphrate, sous la houlette d’un « gouvernement intérimaire » non désiré dans sa forme actuelle ; et notre propre administration, dans le Nord et l’Est de la Syrie, qui repose sur une expérience institutionnelle, politique et militaire solide. Nous avons pour ambition de renforcer les principes démocratiques et de jouer un rôle majeur dans la construction de la « nouvelle Syrie ».

2. Alors que des appels au dialogue sont lancés pour parvenir à un règlement en Syrie, le Nord et l’Est du pays subissent de violentes attaques de la part de la Turquie et de ses mercenaires. Quel est l’objectif de ces offensives, notamment sur le barrage de Tishrin et le pont de Qereqozaq ?

Il y a une contradiction frappante : dans la plupart des régions syriennes, les combats ont presque cessé, mais dans le Nord et l’Est, l’aviation et l’artillerie turques continuent de bombarder quotidiennement Tishrin, Qereqozaq et d’autres localités.

La Turquie se contredit elle-même lorsqu’elle affirme vouloir la fin de la crise syrienne tout en poursuivant ses agressions. Les mercenaires de la soi-disant « Armée nationale » attaquent nos zones avec le soutien aérien et terrestre de la Turquie.

Depuis la chute du régime d’Assad, nous avons fait de nombreuses propositions pour garantir la sécurité de nos populations, comme à Kobanê, ou plus récemment concernant le barrage de Tishrin et Qereqozaq. Nous travaillons notamment par l’intermédiaire des États-Unis. Mais la Turquie et ses alliés persistent dans leurs attaques.

La nouvelle administration de Damas, qui se veut responsable de toute la Syrie, devrait afficher une position claire et agir pour faire cesser ces agressions. Ces offensives vont à l’encontre des efforts intérieurs et extérieurs visant à résoudre la crise syrienne.

3. Quelle est la situation exacte sur le front de Qereqozaq et du barrage de Tishrin ? Pourquoi la Turquie tient-elle tant à attaquer ces zones ?

Le barrage de Tishrin et le pont de Qereqozaq se trouvent entre Minbic et Kobanê. Pour parvenir à un arrêt total et durable des hostilités, nous avions conclu un accord prévoyant le retrait de nos forces de Minbic. Malgré cela, la partie adverse a cherché à franchir les limites établies pour gagner l’est de l’Euphrate.

Dans l’accord délimitant la zone ouest de l’Euphrate, nous avons évacué Minbic afin d’éviter de nouveaux affrontements, allant même jusqu’à laisser l’armée turque avancer jusqu’au mausolée de Souleiman Shah. Le barrage de Tishrin, lui, devait rester hors de portée de l’« Armée nationale ». Pourtant, la Turquie l’a attaqué pour encercler Kobanê, cherchant à franchir le fleuve et à s’emparer de la région de Sirrîn.

La résistance populaire a fait échouer ces plans, refoulant les assaillants vers l’ouest. Mais ils n’ont pas renoncé à franchir l’Euphrate. Si leur intention était purement de replacer le mausolée de Souleiman Shah à son emplacement initial, nous pourrions négocier. Mais s’ils visent à ouvrir un nouveau front de guerre, nous ne l’accepterons pas.

Aujourd’hui, la défense du barrage de Tishrin est synonyme de défense de Kobanê. Faute d’un cessez-le-feu global, la Turquie et ses mercenaires poursuivront leurs projets d’occupation, tandis que nous poursuivrons notre résistance. Nous ne leur laisserons pas franchir le barrage ni l’Euphrate.

4. Nous avons récemment constaté que vous disposiez désormais d’unités aériennes. Envisagez-vous une “surprise” pour contrer les attaques de l’État turc et de ses alliés ?

Les FDS ont beaucoup évolué en quatre ans. Nous nous préparons à de nouvelles tactiques défensives, dont la construction de tunnels et des mesures pour résister aux frappes aériennes. Nous sommes une force d’autodéfense, non d’offensive.

Nous avons mis en place divers dispositifs pour nous protéger des bombardements turcs, et nous avons déjà abattu plusieurs de leurs drones. Nous développons localement des innovations pour contrer les attaques tant au sol que dans les airs. Ce qui a été révélé jusqu’ici ne représente qu’une partie de nos capacités.

5. Vous avez déclaré l’état de mobilisation générale, une initiative largement saluée par la population. Comment jugez-vous cette participation et quel message souhaitez-vous transmettre ?

Cette mobilisation était indispensable dans cette période critique, où nous devons sécuriser nos acquis. La population en a conscience et répond massivement à l’appel.

Tous les peuples du Nord et de l’Est de la Syrie unissent leurs efforts pour assurer la stabilité, aux côtés des forces de défense. C’est un soutien considérable, qui n’est pas nouveau dans la région.

Je note également la participation croissante des jeunes dans les rangs des FDS. Même si notre force est déjà puissante, elle doit encore se renforcer au moment où nous avançons vers de nouvelles étapes. Ces engagements, qu’ils soient temporaires ou permanents, consolident notre position dans les négociations avec l’administration de Damas et empêchent toute manœuvre visant à amoindrir nos acquis.

6. Depuis fin novembre, des combats opposent l’État turc et ses mercenaires aux FDS et à la population, depuis Afrin et Shehba jusqu’à Kobanê et Tishrin. Comment évaluez-vous la résistance des combattants et des civils ? Quel effet cette résistance produit-elle sur l’opinion publique syrienne et internationale ?

La décision de résister ne se limite pas aux combattants ou au commandement militaire ; elle est partagée par l’ensemble des populations du Nord et de l’Est de la Syrie, conscientes des visées turques. Nous le voyons clairement à travers les manifestations populaires au barrage de Tishrin.

Au nom du commandement militaire, je salue l’attitude déterminée de notre peuple, qui refuse ces agressions. Cette résistance populaire a un impact majeur, que ce soit au niveau national ou international, car elle illustre la volonté de nos populations de défendre leurs droits et leur terre.

7. Comment jugez-vous la position internationale face aux dernières offensives turques ? Quel est votre message à l’ONU et à la communauté internationale ?

Dès le début, la coalition internationale et les États-Unis, entre autres, ont entrepris des démarches pour faire cesser les attaques. Leur soutien à nos forces contribue à la stabilité dans nos régions, comme on l’a vu à Kobanê.

La résistance de notre peuple et de nos combattants à Tishrin et Qereqozaq a renforcé cet appui. Comme ce fut le cas pour Kobanê, certains acteurs tentent de négocier un cessez-le-feu autour de Tishrin et Qereqozaq. Ces efforts ont jusqu’ici empêché une escalade, mais pas complètement arrêté les attaques.

Nous devons donc poursuivre notre “résistance historique”. Les assaillants doivent comprendre qu’ils n’atteindront jamais le barrage ni l’est de l’Euphrate, ni par la force ni par la ruse. Nous sommes déterminés à empêcher toute occupation de plus.

“Nous continuerons la résistance sur le plan militaire, tout en déployant des efforts diplomatiques. Si ces deux démarches avancent de concert, nous sommes convaincus d’aboutir à un résultat positif.”

Nous pensons que la fin des attaques ouvrira la voie à un vrai cessez-le-feu, puis à un processus de dialogue et de reconstruction en Syrie. La coalition internationale et les autres puissances doivent faire pression sur la Turquie pour stopper ses offensives. Nous croyons qu’une fois les attaques interrompues, un élan politique verra le jour en Syrie.

8. Des rumeurs prétendent qu’il existerait une crise ou un conflit entre les FDS et HTS. Qu’en est-il réellement ? Qui propage ces informations et à quelles fins ? Quel impact ont de telles allégations sur l’avenir des peuples de Syrie ?

À ce jour, il n’y a eu aucun affrontement entre nous. Lorsque HTS a lancé son opération, ses responsables ont pris contact avec moi, affirmant que leur objectif visait le régime syrien, et non les régions sous contrôle des FDS. Ils ne souhaitaient pas nous affronter. Grâce à des médiateurs, nous avons établi une coordination militaire concernant Raqqa, Deir ez-Zor et Alep. Certaines parties colportent l’idée d’un conflit potentiel pour déstabiliser la région et en tirer profit, mais ni les FDS ni HTS ne désirent ce genre d’affrontement.

9. Vous parliez d’un “troisième acteur” cherchant à vous entraîner, vous et HTS, dans la guerre. Qui tirerait profit d’un tel conflit ?

Effectivement, il existe un “troisième acteur”, qu’il soit interne ou extérieur à la Syrie, qui tente de provoquer des affrontements entre nos forces. Certains individus ou groupes propagent ouvertement la discorde. On entend parfois, même depuis la place des Omeyyades à Damas, des déclarations annonçant une guerre imminente.

Cependant, ni les FDS, ni HTS, ni même les puissances internationales n’ont intérêt à un nouveau conflit. Personne ne veut d’une résolution de la crise syrienne par les armes. Une guerre interne ne profiterait à personne.

10. On évoque des discussions entre les FDS et HTS. Où en sont vos relations ? Quels sont les grands axes de vos pourparlers ? Sur quels points vous accordez-vous ou divergez-vous ?

Les peuples du Nord et de l’Est de la Syrie souhaitent comprendre l’état de nos relations. Les discussions se poursuivent. Nous sommes allés à Damas pour connaître leur vision et leur exposer la nôtre. Nous avons rencontré la direction de HTS, notamment M. Ahmed Al-Shara. Nous avons identifié plusieurs points d’entente :

  • Le statut futur des FDS au sein de la future armée syrienne.
  • Le maintien de l’unité territoriale de la Syrie.
  • Le rejet de toute partition du pays.
  • L’activation des dialogues.
  • L’importance d’une solution politique.

Nous ne nourrissons aucune visée séparatiste. Nous ne cherchons pas à établir deux armées ou un “État dans l’État”. Nos objectifs politiques sont clairs. Il n’existe pas de divergence majeure sur les points fondamentaux.

Nous sommes convenus que la Syrie ne devrait posséder qu’une seule armée, dont les FDS feraient partie. La discussion porte sur la manière de le mettre en place. Les FDS existent depuis une dizaine d’années, englobant toutes les composantes du Nord et de l’Est de la Syrie, et elles se préparent à former une nouvelle force.

La principale divergence réside dans le calendrier de mise en œuvre. Actuellement, des combats se déroulent autour de Tishrin. Or ce barrage est un bien national qui concerne l’ensemble de la Syrie, et donc la solution passe par l’administration de Damas. Nous n’avons pas de contradiction sur ce point ; chacun se montre ouvert au dialogue. Cependant, nous devons avancer avec prudence pour ancrer ces changements sur des bases solides.

Nous étudions par ailleurs notre participation au processus politique, notamment la forme de notre présence au Congrès de dialogue national et la manière dont nous pourrions intégrer le gouvernement de transition prévu dans les prochains mois. Quelles seront nos prérogatives ? Comment la future Syrie sera-t-elle régie ? Sera-t-elle démocratique ? C’est tout le pays qui est concerné.

Globalement, nous partageons l’idée que la crise actuelle doit se résoudre par le dialogue, et qu’il faut endiguer ceux qui œuvrent à la discorde. D’autres acteurs encouragent notre présence à Damas, tandis que certains représentants de la nouvelle administration se rendent dans nos régions. Nous avons eu une réunion il y a quelques jours, où chacun a formulé ses demandes. J’attends désormais leurs réponses afin de clarifier certains points.

Il se pourrait que nous tenions prochainement des réunions au niveau du Commandement général de chaque force pour mettre en œuvre concrètement certaines mesures, notamment la lutte contre Daech, la gestion du camp d’al-Hol où vivent des milliers de personnes… Nous suggérons qu’un comité envoyé par Damas vienne discuter avec nous et l’administration du camp pour organiser le retour de ces personnes chez elles. Nous devons aussi examiner, avec l’administration syrienne, la réouverture des postes-frontières de Til Koçer et Qamishlo.

11. Pouvez-vous évoquer les demandes formulées par HTS ?

Nous avons déjà donné quelques éléments de réponse. Tant que ces questions restent en cours de négociation, je préfère ne pas m’étendre davantage sur le sujet.

12. Au sein de HTS, certains responsables ont tenu des propos contradictoires au sujet des FDS : dialogue d’un côté, exigence de dissolution et de remise des armes de l’autre. Comment analysez-vous ces contradictions ?

Ces divergences reflètent plusieurs pressions, émanant d’acteurs internationaux ou régionaux. Pour nous, l’essentiel est ce que déclare le dirigeant de HTS, M. Ahmed Al-Shara, et les discussions que nous menons directement à Damas. Nos relations se situent à un niveau élevé et rien n’indique que nous divergerions sur la poursuite du dialogue.

13. Autre sujet important : l’unité entre les forces kurdes. Vous vous êtes rendu à Hewlêr pour rencontrer les responsables du PDK. Avez-vous rencontré d’autres acteurs ? Quel est l’état actuel de la situation ?

En dehors de la visite à Hewlêr, il n’y a pas eu de nouvelles rencontres officielles, mais nous maintenons un contact téléphonique avec le Président de la Région du Kurdistan, M. Nechirvan Barzani, ainsi qu’avec le président de l’UPK, M. Bafel Talabani. Nous traversons une période cruciale pour tout le monde, et particulièrement pour le peuple kurde. L’unité kurde est aujourd’hui plus que jamais nécessaire.

En tant que FDS, nous nous sentons responsables non seulement vis-à-vis du peuple kurde, mais aussi de toutes les composantes du Nord et de l’Est de la Syrie. Les tentatives de réduire la question du Nord et de l’Est de la Syrie à la seule question kurde sont trompeuses, car nous combattons et nous nous sacrifions ensemble, Kurdes, Arabes, Syriaques et autres communautés, dans les mêmes tranchées.

Cela ne signifie pas pour autant que nous laissons la question kurde de côté. Plus les Kurdes seront unis, plus ils pourront renforcer leurs acquis et concrétiser leurs objectifs.

Le gouvernement du Kurdistan a une approche positive et souhaite soutenir nos discussions avec Damas pour Rojava et le Nord-Est syrien. Dans les prochains jours, une rencontre devrait avoir lieu entre les partis kurdes de Rojava afin d’établir une position et un programme politiques communs. Cela permettra de renforcer l’Administration autonome et les FDS dans les négociations à Damas.

Nous espérons déterminer un ordre du jour, rencontrer l’ensemble des acteurs, clarifier nos revendications et, in fine, constituer une délégation kurde unie pour discuter avec Damas. Nous croyons que les différentes forces du Kurdistan parviendront à un accord, et nous soutiendrons pleinement ces efforts. Nous comptons entamer ces réunions le plus rapidement possible.

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