La France n'a ouvert aucune enquête contre les membres de l'équipe qui ont espionné sur son territoire et tenté d'assassiner en Belgique
Le 9 janvier 2022, date anniversaire de l'assassinat des militantes kurdes Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez, le portrait des trois femmes est déposé devant le 147 rue La Fayette où elles ont été exécutées 9 ans plus tôt

La France n’a ouvert aucune enquête contre les membres de l’équipe qui ont espionné sur son territoire et tenté d’assassiner des personnes en Belgique.

La France n’a ouvert aucune enquête à l’encontre des membres de l’équipe qui ont espionné sur son territoire et tenté de commettre un assassinat en Belgique. Au contraire, certains des membres de l’équipe continuent à vivre en France en toute impunité. Lorsqu’il a été interrogé par la police sur Zekeriya Çelik, İrfan Yeşilyurt aurait répondu : « Pourquoi me demandez-vous cela ? Il travaille pour vous ». Quel genre de liens les services français entretiennent-ils avec l’équipe d’assassins ? Pourquoi ne partagent-ils pas toutes les informations avec les autorités belges ? Le chef de la SADAT (Société de conseil en défense internationale) a-t-il rencontré les services français lors de sa visite à Paris en 2018, et si oui, de quoi ont-ils discuté ? Pourquoi İrfan Yeşilyurt a-t-il été détecté par le système d’alerte Schengen ? Pourquoi a-t-il été soudainement renvoyé ? Et surtout, les véritables auteurs de la tentative d’assassinat seront-ils cette fois-ci poursuivis devant un tribunal européen ?  Et Ankara, autrement dit « le cerveau », sera-t-il touché ?

TROIS MILITANTES KURDES TUÉES À PARIS

Il existe de sérieux indices démontrant que la tentative d’assassinat en Belgique et les exécutions à Paris ont été coordonnées « politiquement » par le même centre. À cet égard, ces deux affaires ne peuvent être dissociées.

Que s’est-il donc passé à Paris ? Sakine Cansız (Sara), cofondatrice du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Fidan Doğan (Rojbîn), représentante du Congrès national du Kurdistan (KNK) à Paris, et Leyla Şaylemez (Ronahi), membre du Mouvement de la jeunesse kurde, ont été assassinées le 9 janvier 2013, en plein cœur de Paris, chacune de trois balles dans la tête.

L’enquête ouverte au lendemain du massacre a pointé irrésistiblement les services de renseignement turcs (MIT). Des documents révélés en 2014 ont montré que l’ordre du massacre avait été donné à Ankara. Une note de mission confidentielle datée du 18 novembre 2012 porte la signature de responsables du MIT. Elle évoque « un plan opérationnel pour neutraliser Sakine Cansız ».

Dans un enregistrement audio divulgué sur internet le 12 janvier 2014, on peut entendre le tueur, Ömer Güney, discuter de plans d’assassinat avec des agents du MIT. Autre indice de l’implication d’Ankara, Ömer Güney avait en 2014 – il était alors détenu à Fresnes – remis à son ami venu lui rendre visite un billet adressé au MIT.  Dans le billet en question, il demandait l’aide des services turcs pour un plan d’évasion.

Ömer Güney est mort en prison le 17 décembre 2016, soit environ un mois avant son procès qui devait commencer le 23 janvier 2017. Considérant que l’action publique était éteinte avec la mort du meurtrier présumé, la justice française a classé l’affaire.

Cependant, un événement important survenu au Sud-Kurdistan (Nord de l’Irak) a contribué à la réouverture du dossier. Deux hauts responsables du MİT qui planifiaient d’assassiner des dirigeants du PKK ont été capturés lors d’une opération spéciale organisée par la guérilla kurde le 4 août 2017 au Sud-Kurdistan.

Erhan Pekçetin, responsable des opérations à l’étranger, et Aydın Günel, responsable des ressources humaines du MIT, ont confirmé l’authenticité du document confidentiel et de l’enregistrement audio dans des aveux filmés. Ils ont de plus donné les noms des responsables du MİT avec lesquels l’assassin des trois femmes était en contact.

Parmi les planificateurs du massacre de Paris figurait Sebahattin Asal, qui était sous-secrétaire adjoint du renseignement stratégique en 2018 et vice-président des activités séparatistes ethniques en 2013. Cette personne avait participé, en tant que bras droit de Hakan Fidan, le chef du MIT, aux négociations entre le PKK et l’État turc.

S’appuyant sur ces révélations, les familles de trois femmes kurdes ont finalement obtenu l’ouverture d’une nouvelle instruction. Cependant, malgré tous les appels, le gouvernement français et ses services de renseignement refusent de communiquer les informations dont ils disposent. « Ce refus qui fait obstacle à la manifestation de la vérité constitue une entrave politique à la mission du juge d’instruction. Ainsi, le gouvernement français maintient dans l’impunité un crime terroriste commis sur son territoire par les services secrets turcs », a dénoncé le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) dans un communiqué publié à l’occasion du 9e anniversaire du triple assassinat.

L’ALLEMAGNE, ARRIÈRE-COUR DU NATIONALISME TURC ET DU MIT

L’Allemagne fait partie des pays de l’UE où le réseau d’espionnage turc est le plus actif. Il y a plusieurs facteurs expliquant cette activité. Toute d’abord, les Turcs sont en termes démographiques la population étrangère la plus importante dans le pays. Ensuite, la Turquie et l’Allemagne entretiennent des relations étroites qui remontent à un accord signé entre l’empereur Guillaume II et l’empereur ottoman Abdul Hamid II en 1888. Le général prussien Colmar Freiherr von der Goltz, également connu sous le nom de Goltz Pasha, avait alors été chargé de réorganiser l’armée ottomane et de former les futurs cadres de l’organisation dite des « Jeunes turcs ». Les deux pays signent ensuite un accord en octobre 1961 pour encourager l’immigration turque de main d’oeuvre République fédérale d’Allemagne. Ainsi, le nationalisme turc et les structures paramilitaires ont pris racine en Allemagne dès les années 60.

L’idéologie nazie et le « touranisme » se sont mutuellement nourries. En effet, pendant la Seconde Guerre mondiale, Türkeş a établi des liens étroits avec les nazis, et cette « amitié » a continué après la guerre. Les relations entre les deux pays ne se sont jamais dissipées, même durant les régimes issus des putschs. En bref, la coopération et la complicité d’aujourd’hui sont ancrées dans l’histoire.

À cet égard, ce n’est pas un hasard si Ömer Güney, le meurtrier des trois militantes kurdes, était passé par l’Allemagne où il avait vécu plusieurs années, notamment en Bavière.

Le rôle de Ruhi Semen, un Turc vivant en Allemagne, qui se disait l’ami proche d’Ömer Güney , n’est pas encore élucidé. Güney, qui s’est installé en Allemagne suite à son mariage en 2003, a été, depuis lors, constamment en contact avec Semen. Ce dernier, qui était contremaître dans une usine où Güney a travaillé jusqu’en 2009, fournissait des recrues aux établissements turcs en Allemagne et organisait même des groupes nationalistes turcs en Bavière.

Dans les derniers jours de janvier 2013, après la révélation de l’identité d’Ömer Güney, des anciens collègues de Güney contactés par l’Agence de presse Firat News (ANF), ont souligné la relation étroite entre les deux hommes. Cependant, les autorités françaises et allemandes n’ont jamais ouvert d’enquête contre Semen. Chose d’autant plus étonnante que Semen était la seule personne à avoir rendu visite à Güney en prison et que ce dernier lui avait remis lors de la visite en janvier 2014 un message destiné au MIT.

Interrogé quelques jours plus tard sur le contenu du message par la police allemande, Semen n’a cependant jamais été inquiété par la justice de part et d’autre du Rhin.

Selon une enquête menée par ANF, Ruhi Semen est rentré en Turquie après cet événement pour ne retourner en Allemagne que des années plus tard. En 2021, il était actif au sein de l’Union turco-islamique des affaires religieuses (DITIB), qui est de fait une branche du MIT.

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