Le 28 décembre 2011, 34 civils, dont dix-neuf mineurs, étaient tués sous les bombes de l’aviation turque, à proximité du village de Roboski, dans la province kurde de Sirnak, à la frontière entre la Turquie et l’Irak.
Les 34 victimes ont été prises pour cibles par l’aviation turque alors qu’elles revenaient de l’autre côté de la frontière, transportant à dos d’âne du carburant, du thé et du sucre. Depuis des décennies, les habitants de ces villages du district d’Uludere, dans la province de Sirnak, aux confins du Kurdistan, pratiquent cette activité transfrontalière, leur unique moyen de subsistance dans cette région volontairement maintenue dans la pauvreté par le régime turc.
Chargé de l’enquête, le procureur général de Diyarbakır s’est déclaré incompétent après un an et demi, transmettant le dossier au procureur militaire de l’état-major général. Ce dernier ayant rejeté la demande de poursuites en janvier 2014, l’affaire a été portée devant la Cour constitutionnelle turque qui l’a également rejetée. Les familles ont alors déposé une requête devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en 2016. Cependant, la Cour de Strasbourg a jugé la demande « irrecevable » en invoquant l’envoi tardif des documents.
Justice inversée
A Roboski, la justice est inversée. Les victimes sont poursuivies et jugées à la place des auteurs du massacre. Ainsi, Veli Encü et Barış Encü, tous deux frères de victimes, sont actuellement derrière les barreaux, condamnés respectivement à 5 ans et 6 ans de prison du fait de leurs actions et déclarations concernant le massacre.
Plusieurs procès ont par ailleurs été intentés contre les familles des victimes pour « violation des frontières » et « manifestations non autorisées », parce qu’elles se sont rendues dans la zone frontalière où a eu lieu le massacre.
34 personnes poursuivies
Selon l’agence de presse kurde Mezopotamya (MA) qui est allée à la rencontre des familles à l’approche de la date anniversaire du massacre, 34 proches des victimes, dont l’ancien député du Parti démocratique des Peuples (HDP) Ferhat Encü, sont poursuivis en raison des protestations contre le sous-préfet du district d’Uludere, Nafiz Yavuz. Elles sont accusées de propagande en faveur d’une organisation terroriste, d’insulte contre des responsables de l’armée et de tentative délibérée d’assassinat.
Jugés par le tribunal pénal de Sirnak pour avoir participé aux commémorations du massacre, seize autres membres des familles des victimes ont été condamnés à des amendes allant de 1000 à 3000 lires turques (TL).
Zeki Tosun, père de Mehmet Ali Tosun, un des jeunes tués dans le bombardement, a déclaré : « Des procédures ont été engagées contre chacun d’entre nous pour insulte à un commandant de patrouille ou au président. Ces procédures se poursuivent encore aujourd’hui. Nos cartes vertes [cartes pour un traitement gratuit dans les hôpitaux] ont été suspendues et j’ai été condamné à une amende de 22 000 TL. Je n’ai pas pu quitter la ville pendant deux ans à cause d’une déclaration que j’ai faite dans la presse. »
« Ils nous traînent devant les tribunaux à la place des assassins de nos enfants, s’est indignée Leyla Encü, mère de Şirvan. Qu’avons-nous fait ? Ils ont tué nos enfants. Et par-dessus tout, ils nous infligent des amendes de 3000 TL parce que nous sommes allés à l’endroit où nos enfants ont été tués. » Et s’adressant au président turc, « Tayyip Erdoğan, n’irais-tu pas sur les lieux où ton enfant a été tué ? », s’est-elle exclamée.
La mère de Selemi Encü, Semire, est poursuivie pour avoir tenu une banderole lors du 4ème anniversaire du massacre, bien qu’elle ne sache pas ce qui était écrit dessus.
Menaces des autorités
« Après le massacre, a déclaré Fehime Encü, mère de Karker (tué à l’âge de 16 ans), l’État n’a cessé de nous menacer. Les autorités nous menacent à la moindre parole. Nous sommes allés devant différentes instances pour que les criminels rendent des comptes, en vain. Peut-être serions-nous soulagés si l’un des responsables était puni. Nos enfants étaient jeunes, ils étaient innocents. Il s’agit d’un grand massacre et d’une grande injustice. Nous ne méritions pas cela. »
Perpétuer la mémoire
« Après la mort de notre fils, nous avons donné son nom à notre petit-fils, pour que le massacre ne soit pas oublié », a confié la mère de Sivan Encu, tué par les bombes de l’armée turque à l’âge de 16 ans. Beaucoup d’autres dans le village tentent ainsi perpétuer le souvenir du massacre.
Tenant l’écharpe de son fils Nadir, Azime Alma a dit : « Je ne veux pas la laver pour que l’odeur de mon fils reste dessus… Après ma mort, je veux que ma fille garde ses affaires. »
Le temps s’est figé à Roboski depuis cette nuit terrible du 28 décembre 2011. Ceux qui sont partis ne reviendront plus, mais les habitants de Roboski veulent la justice. Peut-être alors, pourront-ils panser leurs blessures.