Dans un long entretien de près de 25 minutes avec le journaliste Jean-Pierre Elkabbach le 8 mars dernier, à une heure de grande audience de CNews, Jean-Yves Le Drian, a dressé un tableau très sombre de la période actuelle.

« Le monde est devenu sans repère »

« Le monde est devenu dangereux… depuis la fin de la Guerre froide, on n’a jamais connu ça… C’est le chaos, c’est les menaces, c’est la nécessité de garder son sang-froid, c’est la nécessité d’être présent, c’est la nécessité aussi de faire en sorte que l’Europe s’unifie pour être puissance ».

Le ministre des Affaires étrangères – et de l’Europe -, face à un Elkabbach assez incrédule dans la capacité de l’Union européenne à relever le défi, a démontré avec talent toute l’énergie déployée par la France pour parler « avec l’ensemble des acteurs de la zone, y compris la Chine » quand il s’agit du risque de prolifération nucléaire, avec l’imprévisible nord-coréen Kim Jong-Un et le non moins fantasque Donald Trump, prêt aussi à une autre guerre planétaire, commerciale, en recourant à des taxes protectionnistes sur l’acier et l’aluminium. De même il a tiré bénéfice de ses derniers entretiens à Téhéran avec Hassan Rohani, président de la République islamique d’Iran et à Moscou avec Vladimir Poutine, président de la fédération de Russie, ainsi que de ses contacts avec l’Arabie Saoudite. Tous ces pays ne brillent pas particulièrement comme des modèles de démocratie, mais, comme le répète le ministre, « en Asie, en Afrique, au Moyen Orient, Il faut parler avec franchise avec tout le monde », sauf… avec Bachar al-Assad, mis au ban de la diplomatie française depuis aout 2012 et contre qui, précise à tort Jean-Pierre Elkabbach, le Conseil de sécurité a voté une résolution pour lui demander de cesser ses attaques contre ceux qui lui résistent dans le quartier de Ghouta, près de Damas (la résolution du Conseil de sécurité a visé « l’ensemble de la Syrie »).

« Turquie » et « Kurdes » totalement absents de l’interview du ministre

Curieusement les mots « Turquie » et « Kurdes » n’ont jamais étaient prononcés au cours de l’entretien. L’expérimenté Elkabbach, qui n’a pas hésité à titiller son interlocuteur avec des questions futiles, au regard des enjeux planétaires, sur de supposées interventions en faveur de membres de sa famille ou sur son départ du Parti socialiste, n’a posé aucune question sur la Turquie et encore moins sur les Kurdes. Ce n’est pas, à l’évidence, le fruit du hasard. Les deux duettistes ne pouvaient ignorer que le Conseil de sécurité des Nations Unies, dont la France est membre permanent, a adopté le samedi 24 février à l’unanimité de ses membres une résolution réclamant un cessez-le-feu immédiat dans « l’ensemble de la Syrie » et qu’un communiqué de l’Elysée a même précisé que la trêve humanitaire, prévue dans le cadre de cette résolution, devait également s’appliquer à l’enclave kurde d’Afrin. Ils n’avaient sans doute pas oublié les piètres prestations du ministre en réponse aux questions orales posées le 24 janvier dernier par les députés Paul Molac (LREM) et Clémentine Autain (LFI) au sujet des évènements d’une exceptionnelle gravité qui se passent au Rojava (Nord Syrie). Ils avaient sans doute encore à l’esprit la conversation téléphonique du 21 janvier entre Jean-Yves Le Drian et son homologue turc Mevlüt Çavuşoğlu, au cours de laquelle la Turquie est invitée, bien sûr, à agir avec retenue.

Mais l’essentiel n’est pas là, en tous cas sans effets notables, puisque la guerre déclarée par la Turquie an canton d’Afrin continue avec ses destructions, ses blessés, ses morts, sans émouvoir personne, et pour cause : l’objectif est d’écraser les Kurdes.

Le plan de paix machiavélique

L’essentiel est dans cette phrase maintes fois répétée par le ministre : « La France est attentive à la sécurité de la Turquie, de son territoire et de ses frontières ». Dans le contexte actuel, c’est soit un terrible aveu d’impuissance, soit un blanc-seing donné à la Turquie qui, une fois liquidées les forces kurdes, se verrait confier la mission de « créer, sur le terrain, les conditions nécessaires à la stabilisation de la Syrie et à une solution politique durable, seule à même de garantir la sécurité de la population syrienne comme celle des voisins de la Syrie » (comprendre la Turquie).

Nous y voilà : nous avions encore un doute après les dernières déclarations du ministre devant la représentation nationale et nous nous posions la question : méconnaissance surprenante du dossier ou mauvaise foi assumée d’un dossier maitrisé par ailleurs par un lobby parisien pro-turc ? Je crois que nous avons la réponse. Après avoir apporté son soutien logistique à la principale force armée, les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes et arabes qui a chassé les djihadistes de Kobanê, de Raqqa, pour ne citer que les batailles les plus médiatisées, on s’attribue maintenant le mérite de la victoire sur Daech, on oublie les Kurdes et leur magnifique projet de confédéralisme démocratique. Leur élimination est programmée pour permettre à Erdoğan de parler d’égal à égal avec les parrains Bachar al-Assad, l’Iran et la Russie lors d’une réunion qui aura lieu en avril à Astana ou à Istanbul, selon d’autres sources. Ce sommet tripartite entre Hassan Rohani, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan devrait être préparé par les chefs de la diplomatie d’Iran, de Russie et de Turquie le 16 mars à Astana.

Mais le pire n’est jamais sûr. Les Kurdes, ont toujours su, dans leur histoire, résister.

Monsieur le Ministre, vous n’êtes peut-être pas au bout des surprises : ce plan n’apportera pas ni la paix ni la stabilité au Moyen-Orient.