Nous avons pu rencontrer Ahamad Al Youssef, jeune intellectuel de la ville de Manbij. Cette dernière est composée en majorité d’Arabes avec une forte composante kurde et la présence d’une composante turkmène et circassienne. Manbij fut arrachée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) à Daesh au cours de l’été 2016. Suite à cela, la région fut intégrée à l’AANES (l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie) et les habitant-es de la ville gèrent leur propre administration. La ville est depuis sous la menace au nord d’une invasion turque accompagnée de supplétifs djihadistes. Ce sont ces mêmes troupes qui ont mis à sac Afrin et imposé une dictature religieuse à la région directement supervisée par l’État turc. De l’autre, l’État syrien menace le sud de la région et ne cache pas son ambition de reprendre par la force les régions ayant acquis leur autonomie au cours du conflit. C’est dans ce contexte que les intellectuel-le-s de Manbij s’organisent pour lutter contre les idées de l’obscurantisme religieux et les idées autoritaires véhiculées par le régime syrien.
Qui es-tu, que fais-tu ?
Je suis Ahmad al Youssef, j’ai 33 ans, je suis un poète arabe et j’ai publié deux recueils. Je viens de Manbij, je suis le responsable de l’Union des intellectuels de Manbij. Je suis membre du Parti syrien du futur. Ce parti adopte la pensée libre et la Syrie multiculturelle. Ce parti a une politique moderne. Le PYD (le parti politique le plus influent du Rojava) a une structure trop stricte pour moi. Malgré cela nous sommes des amis dans la lutte contre l’oppression. Avec la révolution, j’ai découvert Öcalan. Je respecte beaucoup Öcalan qui a travaillé à libérer son peuple et ceux du Moyen-Orient. Il est comme Che Guevara car il lutte pour libérer les peuples et il est maintenant en prison. Il a payé un lourd tribut. Ce n’est pas rien.
Pourquoi êtes-vous venu faire des échanges culturels ?
L’objectif est de créer des échanges culturels avec les Arméniens, les Kurdes, les Arabes, les Assyriens présents à ce festival. C’est très important pour notre région à Manbij car il y a des extrémistes, des djihadistes. Nous avons besoin de mieux connaître les idées qui défendent la liberté de l’homme, qui encouragent l’émancipation de la femme. Nous réagissons contre tout ce que nous avons vécu pendant des années sous le pouvoir de Daesh. Nous avons vécu 4 ans sous la domination de Daesh. C’était devenu comme une grande prison, pas de liberté, on ne pouvait pas penser. On était exposé à être tué pour des raisons très frivoles. Par exemple, si on fumait, on se faisait fouetter. Pour apostasie on se faisait décapiter. Si on te voyait seul avec une femme, on te lapidait. Si l’homme était marié, il était lapidé aussi. S’ils étaient célibataires, c’est 100 coups de fouets pour chacun. Ils inventaient des raisons pour te terrifier et contrôler la population. Durant l’occupation de Daesh, les djihadistes brûlaient les livres du centre culturel. La plupart sont partis en fumée. J’étais poursuivi sous le pouvoir de Daesh, car ils sont contre les poètes non islamistes. Daesh est une menace pour la culture arabe et la culture tout court. Je suis musulman mais les poètes qui ne sont pas islamiques sont bannis. Il y a des versets dans le Coran qui attaquent les poètes et ils les ont utilisés contre moi. Il y a un verset qui dit : « Les poètes sont suivis par les incroyants » . Daesh combattait le fait même de penser.
Quelle est la situation à Manbij maintenant ?
Ces jours sont ceux de la renaissance de Manbij car il y a un grand développement des sections éducatives, de la culture et aujourd’hui les femmes sont plus libres qu’avant. Ce qui importe, c’est la liberté. On commémore les grands poètes arabes morts et on a une grande bibliothèque maintenant. Il y a 4 nations qui résident à Manbij : les Arabes, les Kurdes, les Circassiens et les Turkmènes. C’est notre devoir de développer toutes ces cultures. Le but, c’est de créer une société cohérente. Tous les mercredis, on a des rassemblements. Il y a des colloques pour faire des exposés sur des livres qu’on a lus. On met en avant des romanciers comme Dostoïevski, des poètes comme Baudelaire, des philosophes comme Voltaire, ou encore des auteurs de théâtre comme Molière. On communique avec tous les intellectuels de Manbij pour combattre les « idées » réactionnaires et extrémistes. On a une bibliothèque qui permet d’emprunter des livres. Nous sommes maintenant beaucoup plus heureux dans toute la ville. Les gens sont comme moi, ils sont satisfaits, mais on a peur des menaces de la Turquie. Il y a encore des menaces des forces du régime et nous sommes très inquiets. Nous espérons que l’auto-administration restera et se développera.
Pourquoi selon toi, il y a encore une partie des Arabes qui soutient le régime ou Daesh ?
Le problème c’est leur mentalité. Le régime syrien a travaillé durant 50 ans pour leur laver le cerveau. Quant à Daesh, il y a des gens arabes qui rêvent de reconstruire le califat. C’est des réactionnaires, surtout parce qu’ils utilisent le meurtre. Si tu n’es pas avec eux, tu es tué. La mentalité du régime, c’est une mentalité monolithique. La différence entre le régime et Daesh est que le régime fait les choses plus lentement. Daesh est venu et a utilisé la force brute. Avant 2011, le régime ciblait les politiciens, les opposants. Après le soulèvement de 2011, ce fut contre toute la population. Le régime me pourchasse car je n’ai pas fait mon service militaire. Le régime a centralisé la patrie autour de la seule personne d’Assad. Le président a été vénéré comme un dieu. Le pire est que Hafez a exploité le pouvoir du Baas pour lui. Quand une personne gouverne un pays pendant des décennies c’est catastrophique. Durant 50 ans, il n’y a pas eu d’élection, seulement un candidat et maintenant il n’y a que son fils.
Qu’est-ce vous allez faire dans l’avenir ?
La mission historique de tout les intellectuels est de libérer les esprits de la mentalité de la peur, de l’hypocrisie. Nous avons vécu des années très difficiles. L’administration est peu performante, car nous avons des fonctionnaires qui ne sont pas à leur place. On manque de personnes compétentes, on manque d’encadrement, mais on s’adapte. On espère améliorer cet aspect par la formation. Dans le même temps, on essaie d’unifier les intellectuel-le-s dans un seul centre pour avoir une action commune plus large et plus forte. On cherche à développer jusqu’au bout une mentalité libérée. Il s’agit pour le peuple de Manbij d’apprendre à exprimer ce qu’il veut, de pouvoir décider de son destin, de refuser l’injuste, de réclamer ses droits.