Interview de Patrice Franceschi par Chris Den Hond et Jean Michel Morel
Après l’échec de la tentative d’indépendance au Sud-Kurdistan (Irak) et le jour de l’annonce officielle de la prise de Rakka, entre deux voyages, Patrice Franceschi nous a accordé un entretien sur la situation des Kurdes en Irak et en Syrie. Ecrivain, marin, explorateur, à l’origine de nombreuses expéditions humanitaires, Patrice Franceschi s’est engagé auprès des Kurdes de Syrie dès le début des affrontements.
L’ERREUR TACTIQUE DE BARZANI
Patrice Franceschi: « Les Kurdes d’Irak ou d’ailleurs ont toute légitimité pour organiser un référendum sur l’indépendance de leur territoire, compte tenu de toutes les oppressions qu’ils ont connues. Mais la légitimité ne suffit pas. Il faut aussi avoir l’esprit politique, faire preuve de pragmatisme et, à coup sûr, ce n’était pas le bon moment. Tout le monde a demandé à Massoud Barzani de repousser cette consultation même s’il affirmait que l’indépendance ne serait pas proclamée le lendemain des résultats. Il a commis une erreur tactique. Elle est due à mon avis à son grand isolement. Un isolement à la fois géographique – il vit replié dans son château si l’on peut dire -, et intellectuel. Il est entouré de conseillers qui ne lui apportent pas des informations crédibles sur le monde tel qu’il est ; par exemple, des gens comme Bernard Henri-Lévy lui font croire qu’il n’est pas isolé, que la légitimité de sa démarche suffirait à en garantir son succès. Il paye maintenant le prix d’une grave erreur politique.
Les Nord-Américains comme les Français n’approuvaient pas la tenue de ce référendum. Ils souhaitaient qu’ils soit repoussé. Barzani mesure maintenant les conséquences de son entêtement. Au final, les Kurdes irakiens ont perdu des portions de territoire. Le Kurdistan d’Irak est très différent de celui de Syrie. Leurs politiciens sont corrompus. En vingt ans, l’argent est devenu la valeur dominante. La classe politique a perdu son intégrité d’origine. Les peshmergas n’ont pas la combativité des combattants des YPG. On sait, par exemple, qu’ils ont quitté le Sinjar sans se battre face à Daesh. »
LA DIFFERENCE AVEC LES FORCES DEMOCRATIQUES SYRIENNES
Patrice Franceschi: « Aujourd’hui, la puissance des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), tient à leur capacité à inclure le plus grand nombre de personnes dans un même projet. C’est très différent de ce qui se passe au Kurdistan irakien. Le projet des FDS progresse réellement. A Rakka, comme dans tous les territoires qu’ils contrôlent, dans les instances de pouvoir, toutes les composantes de la société sont représentées. Les Kurdes bien sûr mais aussi les chrétiens, les Arabes, les Yézidis, les Turkmènes.
Pour autant, entre la volonté d’intégrer toutes les composantes de la société et la réalisation effective du projet politique, un long chemin reste à parcourir. Mais la volonté de n’exclure personne est réelle. Et quand on travaille avec eux, on est très fatigué… Mais positivement en constatant les efforts immenses qu’ils déploient pour apaiser les choses et pour convaincre. Notamment les populations arabes avec qui ils ne sont pas toujours d’accord. Notamment sur la question de la laïcité. Et puis, sur le terrain, les Arabes constituent parfois un handicap. A Rakka, ils se sont livrés à des pillages et les YPG ont dû intervenir pour les en empêcher. Les Arabes sont moins disciplinés, moins combattifs et l’idée d’une fédération démocratique, dans le respect des minorités, de l’égalité homme-femme, leur semble encore un projet très étrange. Les Kurdes s’efforcent de maintenir une pression amicale suffisante afin de les convaincre de changer de mentalité et de contribuer à devenir un exemple pour le reste du Moyen-Orient.
Ça fait cinq ans que je vis cette réalité et surtout ces derniers mois à Rakka où ce fut le plus dur. Donc je suis relativement optimiste mais on ne peut exclure qu’en fonction de rapports de force, les Arabes, à un moment donné, se retournent contre les Kurdes. Ceux-ci en sont conscients. La cohabitation est un risque. Une fois que la zone de Deir Ezzor,à la frontière, sera reconquise, il y aura dans les territoires libérés une majorité d’Arabes.»
LES CONSEILS CIVILS, ÇA VA MARCHER
Patrice Franceschi: « Leur politique de conseil civil, ça marche plutôt bien. Il y a l’idée que les campagnes militaires ne suffisent pas pour gagner la paix et qu’il faut la préparer avant que la guerre ne s’arrête. Intégrer les civils dans un processus politique, décider qui fera quoi, qui s’occupera de quoi, qu’est-ce qu’on décide déjà. Comme j’ai pu le constater, cela a très bien fonctionné à Membij. A Tal Abyad aussi (ou Gere Sipi en kurde). Dans le conseil civil de Rakka, j’ai vu toutes sortes de gens. Mais ça ne va pas être simple parce qu’il faudra négocier avec les chefs de tribus. Malgré tout, je pense que ça devrait fonctionner aussi. La preuve, c’est que jusqu’alors, il n’y a pas de guerre civile. Même dans les zones à majorité arabe comme Tal Abyad les gens acceptent la cohabitation et la cogestion parce que les Kurdes ont la force de leur côté. Il ne faut pas se faire d’illusions. Si les Kurdes étaient faibles, les Arabes n’accepteraient certainement pas.
Les Kurdes jouent très bien la carte de l’intégration des populations. C’est très risqué, mais c’est très intelligent. C’est la meilleure méthode mais ils sont conscients des risques, car ceux qui sont prennent place dans le projet politique ne sont pas toujours des rigolos.
Au-delà de la région, le capital de sympathie que les Kurdes ont su créer commence à payer. On ne les regarde plus comme une composante géopolitique parmi d’autres mais comme un peuple avec un projet intéressant qui peut être un exemple pour les autres peuples du Moyen Orient.
Malheureusement, la Turquie en premier lieu mais aussi l’Iran et l’Arabie saoudite s’emploient à empêcher ce processus démocratique d’aller à son terme. Pourtant, les Kurdes de Syrie ont garanti que, s’ils sont soutenus, ils ne serviront pas de base arrière pour attaquer la Turquie. Si la question kurde en Syrie et en Turquie est découplée, l’autonomie de la région kurde de Syrie pourra exister. Si elle n’est pas découplée, cela sera beaucoup plus compliqué. »
NEGOCIER AVEC LE REGIME ?
Patrice Franceschi: « Au niveau international, les Kurdes sont capables de dialoguer avec la France, les Etats-Unis, la Russie, bref avec tout le monde, afin d’expliquer que leur projet est un projet pluraliste. C’est le seul qui puisse ramener la paix.
Le ministre syrien des Affaires Etrangères, Wallid Boualem, a ouvert la porte à des négociations. Il l’a fait tout simplement, parce qu’il est lui aussi sous pression, notamment des Russes qui lui disent : « Il n’y aura pas de retour au statu quo. Il faut oublier que vous puissiez ensuite, une fois Daesh et Al Nosra éliminés, attaquer les Kurdes pour reconquérir leur territoire. » L’intérêt de la Russie est que la paix revienne. Donc ils demandent aux Syriens d’étudier le projet des Kurdes. « Il ne vous plaît pas, on le sait, mais vous devez l’étudier. On vous met un peu de pression, parce qu’on ne peut pas tout avoir. » Mon avis est que les Russes ont intérêt à soutenir les Kurdes pour faire contrepoids à Damas et à Téhéran, et si la Russie ne soutient pas les Kurdes, ça serait l’Iran qui va ramasser la mise.
Quoi qu’il en soit, dans quelques mois, quand Daesh sera éliminé, parce que c’est ce qui va se passer, en partie par le régime dans le sud de l’Euphrate, le reste par les FDS dans le nord et à l’est de l’Euphrate, il n’y aura que deux forces militaires sérieuses en présence: les FDS et l’armée du régime de Damas. Ça sera le grand moment pour les Kurdes de négocier, car pour eux la campagne militaire sera terminée. Ils ne tireront pas une balle de plus. Ils faut amener Damas à ce qu’il comprenne cette logique simple : « Sous la pression des grandes puissances, on négocie et on oublie le retour à la situation antérieure. Mais, en contre-partie, le régime sera sauvé parce que personne ne l’attaquera. »
RUSSIE-TURQUIE : UNE ALLIANCE CONTRE-NATURE
Patrice Franceschi: « L’alliance qu’il y a depuis un an et demi entre la Russie et la Turquie est une alliance contre nature, c’est de la tactique momentanée. En soutenant les Kurdes, les Russes se disent sans doute : « En plus de faire contrepoids à Téhéran et à Damas, on laisse ainsi planer une menace sur Ankara. De cette façon, on tient suffisamment les Turcs, tout en leur garantissant que, dans l’immédiat, il ne se passera rien. » C’est pour cela qu’en plus des Nord Américains et des Français, les Kurdes comptent pas mal sur les Russes dans les négociations à venir.
Je pense que les Etats-Unis par contre n’ont pas de politique à long terme. Comme les Français, ils se disent: « Daesh, dans trois mois c’est fini territorialement. Est-ce qu’on fera comme en Afghanistan et en Irak ? On s’en ira quand la campagne militaire sera terminée? » En même temps, ils constatent la stabilité actuelle au Rojava, l’absence de guerre civile. Cette stabilité serait très menacée s’il n’y avait plus de soutien international. L’idée des Etats-Unis pour l’instant est plutôt de rester. Certainement pas dans la configuration militaire actuelle mais en épaulant encore les Kurdes pour stabiliser la région et, eux aussi, avoir une carte à jouer pour peser sur les négociations futures. »
par Chris Den Hond et Jean Michel Morel