Ce lundi, Journée nationale de la presse en Turquie, s’ouvre le procès de 17 journalistes du quotidien d’opposition Cumhuriyet. Ils risquent jusqu’à 43 ans de prison.

Le goût du symbole dont use et abuse le régime de Recep Erdogan n’a d’égal que son cynisme. Après avoir fêté les 15 et 16 juillet le premier anniversaire du putsch avorté, baptisé sans rire « journée pour la démocratie et l’union nationale », le pouvoir peut se réjouir de l’ouverture du procès, ce lundi 24 juillet, de 17 collaborateurs du quotidien d’opposition Cumhuriyet… en pleine Journée nationale de la presse !

Sur les 17 journalistes convoqués ce matin à Istanbul, seuls 11 pouvaient se déplacer à la barre du tribunal. Dix, arrêtés le 31 octobre 2016, dont le rédacteur en chef Murat Sabuncu, le chroniqueur Kadri Gürsel, le caricaturiste Musa Kart et l’administrateur Bülent Utku. Et un onzième, le célèbre journaliste d’investigation Ahmet Şik, qui les a rejoints en prison fin décembre. Tous sont accusés de complicité avec une organisation terroriste. Quant aux six absents, le gouvernement ne les lâche pas pour autant. C’est le cas de Can Dündar, exilé en Allemagne depuis près d’un an, mais dont l’épouse, restée en Turquie, est actuellement privée de passeport. En novembre 2015, le directeur de la rédaction de Cumhuriyet avait été emprisonné après que son journal a révélé que les services secrets turcs effectuaient des livraisons d’armes à des groupes islamistes en Syrie. Une affaire qui a abouti le mois dernier à l’arrestation et à la condamnation à vingt-cinq ans de prison « pour espionnage » d’Enis Berberoglu, un député du Parti républicain du peuple (CHP) accusé d’avoir fourni au quotidien une vidéo compromettante.

Une situation ubuesque qui n’est pas isolée

Ces arrestations sommaires font quelquepeu réagir au niveau international. Le 30 juin, les Nations unies ont appelé à la libération immédiate de 10 journalistes de Cumhuriyet, jugeant leur détention arbitraire. Un appel resté jusqu’à présent lettre morte. Ce matin, une délégation internationale de Reporters sans frontières (RSF), menée par son représentant turc, Erol Önderoglu – lui aussi provisoirement arrêté dans un passé récent –, doit assister à la première audience. Un rassemblement devant le palais de justice de Çaglayan est prévu à 9 heures avant le début du procès.

De leur côté, les membres du journal continuent de mener bataille. Dimanche soir, lors d’une conférence de presse organisée par le quotidien, l’avocat Tora Pekin, défenseur d’Ahmet Sik, a pu une fois encore dénoncer l’absurde de la situation dans laquelle le journaliste est englué. En 2011, le reporter avait publié un brûlot, « L’armée de l’imam », qui dénonçait les nuisances de la nébuleuse Gülen au sein de la société turque. À l’époque, Fethullah Gülen et Erdogan étant encore amis, le journaliste avait été arrêté et jeté en prison. « Recep Erdogan avait justifié ces arrestations en disant que ce genre d’ouvrage était plus dangereux qu’une bombe », expliquait Tora Pekin, le 16 mars dernier, dans nos colonnes. Cinq ans plus tard, Ahmet Sik est arrêté pour appartenance à cette même confrérie Gülen. Mieux encore, les juges qui l’avaient condamné en 2011 l’ont été à leur tour, en début d’année, sous le même chef d’accusation de complicité avec une organisation terroriste ! Une situation ubuesque qui n’est pas isolée. Comment ne pas citer en effet le cas des éditorialistes Ahmet Altan, Mehmet Altan et Nazli Ilocak, accusés d’avoir émis des « messages subliminaux » pro-putschistes au cours d’une émission de télévision. Après un an passé derrière les barreaux, ils risquent la réclusion à perpétuité, assortie de quinze ans supplémentaires ! Leur procès commencera le 19 septembre.

Les conditions de détention sont dures

De temps à autre, la seule vengeance personnelle motive ces arrestations. C’est le cas pour les journalistes Tunca Ögreten et Ömer Çelik, incarcérés fin décembre 2016 pour avoir révélé des actes de corruption du ministre de l’Énergie et gendre du président Erdogan, Berat Albayrak. Les deux hommes avaient publié les mails du ministre, divulgués par les hackers de RedHack. À l’époque, le site d’information WikiLeaks publiait également 57 934 courriels prouvant les liens troubles entretenus par la Turquie et l’organisation de l’« État islamique » (EI). La compagnie pétrolière turque Powertrans aurait en effet bénéficié d’une dérogation à l’embargo imposé par le gouvernement sur les importations et exportations de pétrole en provenance ou en direction des régions alors sous contrôle de Daech.

Quelles que soient les raisons de leur incarcération, les conditions de détention de tous ces journalistes sont extrêmement dures. « À 73 ans, l’ancien éditorialiste de Zaman Sahin Alpay (organe considéré proche de Fethullah Gülen, fermé par décret fin 2016) souffre de troubles respiratoires, de problèmes cardiaques et de diabète », peut-on lire dans un rapport de RSF. « Aysenur Parildak, incarcérée depuis août 2016, est, quant à elle, plongée dans une grande détresse psychologique depuis que sa libération, ordonnée par un tribunal d’Ankara, a été bloquée in extremis début mai. Sa famille évoque des risques de suicide », souligne encore l’organisation.

Aujourd’hui, la Turquie est 155e sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse établi en 2017 par RSF. Déjà très préoccupante, la situation est devenue critique sous l’état d’urgence : près de 150 médias ont été fermés, et plus de 100 journalistes sont emprisonnés. Un record mondial.

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