Syrie : la fuite en avant d’Erdogan
Manifestation de protestation à Paris contre l'opération d'invasion de la Turquie au Rojava.

Entamée il y a bientôt un mois, l’opération turque en Syrie déstabilise fortement la région et renforce les djihadistes malgré un bras de fer diplomatique international pour résoudre le conflit. Toutefois, les forces arabo-kurdes espèrent préserver leur autonomie malgré l’intransigeance d’Ankara.

La débâcle brutale des américains a pris les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), branche armée de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), par surprise. Quelques jours plus tôt, les Marines organisaient encore des patrouilles à la frontière avec leurs homologues turcs, ce qui permit à ses derniers de récolter des informations précieuses avant leur intervention. L’accord de démantèlement des fortifications des FDS a également grandement facilité l’invasion turque. « Nos défenses ont été détruites par l’accord avec les USA. Cela a facilité le travail des Turcs et des terroristes. Les partenaires de la coalition nous ont convaincus de ne pas nous préparer à la guerre avec les Turcs et leur mercenaires, tout en pavant la voie à leur intervention » déplore Zaidan al-Assi, co-président du conseil de défense de l’AANES.

Depuis, l’armée turque contrôle un large corridor le long de sa frontière allant de Ras al Ayn à Tell Abyad. Trahis par le parrain américain, les FDS ont fait appel au régime syrien via une médiation russo-iranienne pour renforcer leurs défenses. Cet accord a permis le déploiement de soldats du régime sur de nombreux fronts, mais n’a pas pour autant mis un terme à l’administration autonome qui continue de gérer la région appuyée par ses services de sécurité.

En parallèle à ces développements, la Russie a mené une offensive diplomatique auprès de la Turquie et s’est assurée qu’elle ne dépasserait pas une zone de 32 kilomètres à l’intérieur du territoire syrien, tout en s’engageant à orchestrer le retrait des FDS de la zone. Mais malgré l’accord de cessez-le-feu signé, l’armée turque et ses supplétifs ont continué à avancer sur plusieurs fronts avec le soutien de l’aviation militaire turque.

Confusion américaine, impuissance européenne

Si les États-Unis n’avaient pas anticipé une offensive turque aussi rapide après leurs retrait, ils n’ont pas pour autant tenté de mettre un terme à l’agression contre leur allié local. Le véto de Washington au Conseil de sécurité de l’ONU sur la condamnation de l’offensive s’est joint à celui du Kremlin et témoigne d’un double jeu équivoque de la part de l’administration Trump. Alors que l’essentiel du corps politique et militaire américain semble opposé à la ligne politique du président Trump, il n’a pas pu empêcher les concessions faites à Ankara, ce qui a conduit à l’occupation de larges pans du territoire syrien au détriment des FDS.

Bien que Donald Trump ait initialement annoncé dans ses tweets vouloir « ramener les soldats à la maison », il a opéré une volte-face maladroite en renvoyant ses troupes dans les bases abandonnées quelques jours plus tôt, jusque dans la région de Kobanê. L’argument d’un désengagement américain au Moyen-Orient est de toute façon contradictoire puisque le Pentagone y a envoyé plus de 14 000 soldats depuis Mai 2019, dans le cadre  d’une politique d’endiguement de l’Iran notamment. En Syrie, le nouvel objectif de « sécurisation les champs de pétrole » de la région de Deir ez Zour est tout aussi ambigu. À cela s’ajoutent les nombreux conflits d’intérêts entre l’hôte de la Maison Blanche et la Turquie qui viennent encore plus ternir l’image des États-Unis. L’échec cuisant de la politique de rapprochement entre les FDS et les rebelles d’Idlib est lui aussi significatif d’un errement stratégique criant de la part de Washington. Fortement décrédibilisée, l’administration Trump va avoir du mal à justifier sa présence et jouer un rôle dans les futures négociations sur le dossier syrien. Plus encore, de récentes allégations laissent entendre qu’Erdogan pourrait être en mesure de faire chanter l’hôte de la maison blanche suite à des enregistrements qui confirmeraient que son gendre et conseiller de la Maison Blanche, Jared Kushner, aurait donné le feu vert à Mohammed Ben Salman pour « appréhender » Jamal Khashoggi à l’ambassade saoudienne d’Istanbul. 

De son coté, malgré une condamnation de l’agression turque, l’Union Européenne ne s’est pas donné les moyens de peser de manière significative dans la balance diplomatique. La suspension de vente d’armes de la part des principaux fournisseurs Européens ne s’est pas accompagnée de sanctions économiques concrètes. Parallèlement, le Président Erdogan a maintes fois menacé l’Europe de rouvrir ses frontières laissant libre la voie aux 3,5 millions de réfugiés syriens situés sur son territoire, ce qui semble avoir fait son effet.

Aujourd’hui, la mission d’éradication de la menace de l’État Islamique (EI) par la coalition internationale semble plus que compromise. Ces derniers jours, les cellules dormantes des terroristes se sont réactivées en masse, « l’EI s’est réveillé. Il a fait beaucoup d’attaques en profitant de l’intervention turque », explique Berivan Khaled, la co-présidente du Conseil Démocratique syrien, plus haute instance politique de l’AANES. La présence de djihadistes dans les rangs de l’Armée nationale syrienne (ANS) effraye particulièrement les civils de la région, qui ont le précédent d’Afrine comme exemple de ce que l’occupation turque peut engendrer. La collusion apparente entre les djihadistes de l’EI et l’ANS laisse présager un renforcement des acteurs islamistes dans la région au détriment des institutions laïques et pluralistes de l’AANES.

Des violations des droits de l’homme en cascade

La paralysie diplomatique des détracteurs de la Turquie a laissé libre cours à la violence de l’armée turque et des djihadistes. Exécutions de prisonniers dont des civils, forts soupçons d’utilisation d’armes interdites par les conventions de Genève accompagnent les risques de nettoyage ethnique visant les populations kurdes et chrétiennes. Dans un entretien, le président turc a soutenu que les kurdes étaient incompatibles avec l’habitat désertique qui borde la frontière turque, tout en ayant présenté un plan de réinstallation de millions de réfugiés arabes à la tribune de l’ONU dans la zone disputée entre armée turque et FDS.

L’opération « Source de paix » a engendré un déplacement important de populations. « Il y a entre 200 et 250 000 déplacés venus des zones de combat », explique Turki Dandal, le co-responsable des affaires humanitaires de l’AANES rencontré à Raqqa. « La plupart sont logés dans des écoles, des mosquées et chez des familles. Mais le retrait de toutes les ONG internationales nous empêche d’appréhender le problème de manière efficace. Plus encore, la création de nouveaux camps par l’ONU est bloquée par Damas qui refuse de donner son feu vert à la Commission pour les Réfugiés de l’ONU », ajoute-t-il. Dans l’urgence, les camps existants vont être élargis, mais il sera difficile de pallier aux besoins des centaines de milliers de déplacés avant l’hiver.

Les ONG internationales n’ayant pas de licence de Damas pour travailler ont évacué la zone dès l’annonce du déploiement du régime. Elles vont désormais collaborer depuis le Kurdistan irakien avec des organisations syriennes pour assurer la logistique humanitaire. Le Croissant Rouge Kurde est une des dernières à opérer sur place et a d’ailleurs été ciblé à plusieurs reprises par l’armée turque. Des ambulanciers et médecins ont succombé à des attaques ciblées quand d’autres ont étés kidnappés par des combattants de l’ANS. Plusieurs journalistes ont également péri du fait de frappes turques sur des convois de civils.

Les choix tactiques difficiles de l’auto-administration

Malgré une méfiance mutuelle des deux acteurs, l’accord entre les FDS et le régime a pu être obtenu et ne concerne pour le moment que le volet militaire dans les zones de combat. « Nous n’avons aucune confiance envers les acteurs sur le terrain, que ce soit le régime ou un autre », explique Abd el Kareem Omar, le responsable des relations diplomatiques de l’AANES. Les habitants de la région expriment le même sentiment de méfiance, voire de crainte, envers un éventuel retour de l’appareil étatique baathiste. Plusieurs habitants et responsables rencontrés dans les régions d’Amoudeh, Qamishli et Raqqa ont tous exprimé un net rejet du régime baathiste et ont dû être rassurés par des cadres politiques lors de réunions de communes1. Dans la région de Deir ez Zour, des manifestations régulières ont lieu pour exprimer un rejet similaire du retour du régime. 

La Russie et surtout l’Iran ont joué un rôle important dans la réalisation de l’accord entre régime et AANES. La République islamique n’apprécie pas qu’une armée de l’OTAN vienne remplacer l’administration autonome en s’appuyant sur des djihadistes. Le renforcement d’une poche d’islamistes sunnites radicaux avec une protection Turque contre laquelle des milices iraniennes sont déployées n’arrange pas ses projets de liaisons territoriales entre Damas et Téhéran. Malgré une méfiance envers l’auto-administration perçue comme un projet d’autonomie kurde, l’Iran a donc préféré appuyer un rapprochement entre Damas et l’AANES.

Poutine maitre du jeu

La Russie, en position de force suite à la perte de légitimité américaine est parvenue à rester incontournable pour tous les acteurs encore concernés. Toutefois, l’objectif final de Moscou est de garantir la victoire de son poulain Bachar al Assad et d’éloigner la Turquie de l’OTAN pour affaiblir l’alliance. Depuis la chute d’Alep au profit du régime, une série d’accords entre la Russie et la Turquie ont eu lieu. Moscou joue sur tous les tableaux en combattant les rebelles alliés à Ankara et en signant des contrats d’armement avec la Turquie. Les tractations russes permirent notamment la prise de contrôle d’Afrine par la Turquie, en échange des bastions rebelles de la Ghouta et de Homs au profit du régime baathiste. Toujours dans une logique de division des puissances de l’OTAN, la Russie est parvenue à signer des contrats d’armements comme celui des batteries anti-aériennes S-400. Aujourd’hui, la Turquie serait sur le point de conclure un accord sur l’achat d’avions de combat Sukhoï, ce qui conditionne les négociations. Outre ce conflit d’intérêts, on peut craindre que d’autres tractations territoriales entre des régions du Nord-Est syrien et la poche djihadiste d’Idlib soient à venir.

La dépendance de la Turquie envers le Kremlin est d’autant plus significative depuis l’acquisition par Rosneft du principal pipeline de la région Kurde d’Irak. Désormais, tout le gaz turc provient de la Caspienne et des zones d’influence russe », explique Boris James, historien spécialiste de la question kurde et enseignant à l’université de Montpellier. Une simple brouille entre les deux pays et Moscou pourrait priver Ankara de son approvisionnement en gaz. Poutine semble désormais être le maitre du jeu à tous les niveaux.

L’aveuglement meurtrier du président turc

Si la Turquie a réussi à fragiliser la continuité territoriale de l’AANES, c’est au prix d’un isolement sur la scène internationale et d’une fragilisation de son économie. À travers cette intervention, le président Erdogan cherche à galvaniser sa base islamo-nationaliste pour se maintenir au pouvoir. Suite au sérieux revers électoral de l’AKP aux municipales, le leadership turc, toujours plus autoritaire, cherche à renforcer sa popularité. À l’exception du parti HDP,  l’ensemble des grands partis politiques turcs soutiennent l’invasion du Nord-Est syrien. Le projet politique et la branche armée de cette dernière étant assimilés à un prolongement du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), lui-même considéré comme terroriste par le pouvoir turc. Erdogan fait ainsi l’unité nationale autour de sa personne contre une population kurde diabolisée. 

Mais ses gains sont de courte durée car le maintien dans la zone est plus que compromis par son isolement international et le coût exorbitant qu’engendrerait le maintien d’une présence turque dans le Nord de la Syrie. Comme l’avait déclaré Necdet Özel, ancien chef d’Etat-major de l’armée turque en 2015 : « Entrer, c’est facile, mais comment en sortir ? Tout d’abord, il faut préparer le terrain diplomatique, sans cela, le pays sera en difficulté. » Répondant à ce dilemme, Boris James ajoute : « Au niveau géostratégique, la Turquie n’a jamais été aussi faible. Elle est en rupture totale avec les acteurs environnants, sauf temporairement avec la Russie et l’Iran du point de vue tactique ». 

Toujours selon Boris James : « [l]’opération turque [en Syrie] n’est que le prolongement de son déni de reconnaissance d’un acteur politique kurde ». Si la Turquie veut sortir un jour de l’engrenage de la violence, il lui faudra reconnaitre cet acteur et engager des négociations sincères, qui ne semblent manifestement pas être à l’ordre du jour.

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