En ce 8 mars, journée des droits des femmes, nous publions l’intervention de Sarah Marha au colloque organisé par le CDK-F du 12 janvier
Au colloque organisé par le CDK-F à l'Assemblée nationale sur le devoir de justice et vérité 10 ans après l'assassinat des militantes kurdes Sakine, Fidan et Leyla: 3e et dernière table ronde sur le rôle de la société civile dans l'établissement de la vérité et de la justice. De gauche à droite: Dominique Sopo, Président de SOS Racisme, Sarah Marcha, membre du centre de Jineolojî, Heval Arslan, journaliste kurde, Sylvie Jan, Coprésidente de France-Kurdistan, Marie-Christine Vergiat, Vice-présidente de la Ligue des Droits de l'Homme et ancienne députée européenne

Le 12 janvier dernier, le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) organisait, avec le député LFI Frédéric Mathieu, un colloque à l’Assemblée nationale, intitulé « Devoir de Vérité et Justice, 10 ans après le féminicide des militantes kurdes Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez ». En ce 8 mars, journée internationale des droits des femmes, nous publions ici l’intervention de Sarah Marcha, membre du centre de Jineolojî, qui participait à la troisième et dernière table ronde sur le rôle de la société civile dans l’établissement de la vérité et de la justice.

Samedi 7 janvier [jour de la grande marche organisée à Paris pour demander vérité et justice à l’occasion du 10ème anniversaire du triple assassinat des militantes kurdes Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez], il y avait le nombre qui était présent pour pouvoir élever une voix commune pour la levée du secret-défense et pour demander que la lumière soit faite sur ce triple féminicide de 2013 et sur la dernière attaque terroriste de décembre 2022. Si on a un regard positiviste, mathématique sur cette salle aujourd’hui, on pourrait se dire: « il n’y a pas beaucoup de monde… ». Mais, si on y regarde de plus près, et qu’on regarde la qualité, la diversité, la pluralité et l’unité qu’il y a eu dans les prises de parole et les discussions que nous avons toutes et tous eues, pas seulement aujourd’hui, mais depuis 10 ans, et encore plus depuis deux semaines, on voit que, encore une fois, la magie du confédéralisme démocratique, la magie de ce que Leyla, Fidan et Sakine ont mis en place continue d’opérer, même 10 ans après. Que ce soit aujourd’hui, mais aussi depuis 10 ans et, encore une fois, depuis ces deux dernières semaines, je vois beaucoup de femmes, particulièrement des jeunes femmes, qui ont beaucoup de choses à dire. C’est important de le souligner, parce que c’est exactement ce que voulaient nos trois camarades qui ont été assassinées en 2013. Donc, il s’agit aussi de porter leur projet, et pas seulement leur mémoire. 

Un projet de libération nationale et non nationaliste

On parle beaucoup du combat des femmes kurdes contre Daesh, combat qui s’est passé à des milliers de kilomètres d’ici, pour dire: « Elles nous ont protégés ». Mais je pense que cela limite énormément le rôle des femmes kurdes dans la situation dans laquelle on se trouve internationalement, mais aussi et surtout en France aujourd’hui. Sakine Cansiz était l’une des fondatrices du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Il est très important de voir que, avant même la création du parti, au sein même du groupe d’étudiants et d’étudiantes qui ont démarré avec cette idée de dire « le Kurdistan est une colonie, il faut libérer le Kurdistan », il y avait aussi des internationalistes turcs qui disaient: « La libération du Kurdistan, c’est aussi la démocratisation de la Turquie. Autrement dit, le projet du peuple kurde n’est pas un projet nationaliste, mais de libération nationale: un peuple opprimé qui, en se soulevant, en s’organisant, va pouvoir embrasser le reste de l’humanité et créer une vraie fraternité, un vrai esprit de camaraderie.

Pas de libération nationale du Kurdistan sans libération des femmes

Deuxièmement, quand on dit que la Parti des Travailleurs du Kurdistan n’est pas un parti terroriste, il faut expliquer pourquoi, il faut connaître l’origine de cette lutte pour la liberté menée par le PKK dont Sakine CANSIZ a été l’une des premières cellules vivantes. La question de la libération des femmes est en fait mentionnée dès le départ, dans les premiers manifestes du parti selon lesquels il ne peut y avoir de libération nationale du Kurdistan, ni de libération de l’humanité, sans la libération des femmes. Parce que les femmes, c’est le coeur de la vie. 

Aussi, peu à peu, le mouvement des femmes a développé à la fois des pratiques d’organisation – qui vont mener jusqu’à l’autonomie complète des femmes et à leur participation paritaire au mouvement de libération du Kurdistan -, mais aussi toute une série de concepts idéologiques qui vont permettre de dépasser les problèmes d’oppression et de domination, qu’il s’agisse de domination sexiste, nationaliste, fondamentaliste, religieuse, etc. 

Là aussi, je pense qu’il faut, au-delà de la solidarité, attirer l’attention sur le projet porté par ces femmes et par ce peuple en Syrie, en Turquie et – on le voit aujourd’hui – en Iran, au Moyen-Orient, mais aussi en Europe. Notre présence ici, cette diversité ici, c’est le résultat de ce travail. Il faut voir comment ce projet est capable d’unir et d’amener une voix commune, tout en respectant les particularités et le rôle de chacun et chacune.

Ne pas accepter la poursuite du génocide

Quand on parle des services secrets turcs, il faut aussi penser à l’histoire de l’OTAN, parce que la Turquie est la deuxième armée de l’OTAN, et revenir sur tous les projets de guerres anti-révolutionnaires. Parce que Sakine, Leyla et Fidan étaient avant tout des femmes révolutionnaires, elles voulaient changer les choses, elles voulaient changer la mentalité, changer le système; et elles ont participé à cela. Que ce soit la commune de Paris, la première guerre mondiale ou la révolution en Espagne, qu’est-ce qui nous vient en tête quand on y pense? Ce sont ces femmes qui prenaient aussi l’avant-garde; ce sont des images de femmes. Les femmes sont toujours à l’avant-garde du changement parce qu’elles ont tout à y gagner pour elles et pour l’amour de leurs terres et de leur peuple; mais aussi parce qu’elles ont tout à perdre de la prise du pouvoir par les forces les plus violentes, les plus dominantes. 

Sakine Cansiz avait vécu physiquement la torture, elle venait de Dersim, elle avait vécu indirectement, à travers la mémoire de sa grand-mère et de sa mère, le génocide de Dersim. Ce qui c’est passé ici, à Paris, c’est la continuité de ce massacre. Mais les femmes kurdes et le mouvement de libération du Kurdistan ont décidé de dire: “On n’accepte pas ce génocide, qu’il soit physique ou culturel, et on va se battre.

Les femmes particulièrement ciblées parce qu’elles incarnent la possibilité du changement

Dans le cadre de mes recherches, j’ai lu qu’à l’époque de la 2ème guerre mondiale, en 1942 plus précisément, un policier du régime de Vichy – qui collaborait donc avec les fascistes – avait dit : « Les femmes sont plus communistes que les hommes ». Ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’elles sont plus résistantes. Quand elles ont une idée de liberté, quand elles ont une idéologie, elles vont jusqu’au bout. Après la seconde guerre mondiale, lorsque les forces révolutionnaires socialistes, le mouvement de guérilla, etc. s’organisaient et se répandaient dans le monde, il y avait un slogan qui se propageait dans les rangs des armées de l’OTAN. Il disait: « Tirez sur les femmes d’abord. 

Dans les médias de l’AKP et du MHP, les dirigeants turcs ne cessent de dire: les « terroristes », les « terroristes kurdes », les « terroristes du PKK ». Et ils insistent sur le fait que c’est un parti de femmes; ils ciblent. Pourquoi? Parce que les femmes sont la possibilité du changement et elles emmènent toutes les populations avec elles. À cet égard, il est important de voir que le travail qui était fait ici par Sakine, Fidan et Leyla, c’était justement d’unir avant tout les femmes kurdes, mais aussi d’unir toutes les femmes. C’est pour cette raison, je pense, que nous sommes aussi nombreuses 10 ans après.

Concernant la lutte contre Daesh, on peut penser que c’est un combat lointain, mené par des combattants et combattantes d’ailleurs. Je voudrais dire à ce propos qu’il y a des combattants et des combattantes européennes et françaises qui ont également rejoint cette guerre, pas seulement pour prendre les armes, mais aussi pour défendre un projet politique qui les inspire. C’est important de le préciser, parce que ces combattantes et combattants sont persécuté.e.s quand elles/ils rentrent dans leur pays, parce qu’elles/ils sont perçu.e.s comme un danger. Il y a aussi beaucoup de personnes anonymes qui se rendent au Rojava et dans le nord du Kurdistan, au moment des élections ou à l’occasion du 8 mars, pour soutenir la lutte sur le terrain, qui se rendent aussi au Sud-Kurdistan pour protester contre l’usage des armes chimiques, pour dénoncer les attaques de la Turquie contre la guérilla. Tout cela montre que, quand on est unis et quand un peuple a un projet à proposer, cela amène un élan d’action. Et ici, aujourd’hui, on a besoin d’action. Je pense qu’on est toutes et tous d’accord sur ce point.

Mettre les femmes et les peuples au coeur de l’histoire

Le confédéralisme démocratique est souvent présenté simplement comme un système de communes, de démocratie de base, de coprésidence… Si le confédéralisme démocratique se limitait à cela, la Suisse par exemple serait un pays de vraie démocratie. Malheureusement, le traité de Lausanne et d’autres traités signés en Suisse montrent dans la pratique que ce n’est pas le cas. Qu’est-ce qui fait la différence du confédéralisme démocratique? C’est un changement de paradigme. C’est quelque chose qu’on connaît très peu. C’est notre rôle à nous de le faire connaître. À travers notamment les écrits d’Abdullah Öcalan, à travers le développement idéologique, théorique et pratique (l’idéologie, c’est la cohérence entre la théorie et la pratique), et notamment l’idéologie de libération des femmes, on peut voir le monde différemment, voir l’histoire différemment, mettre les femmes et les peuples au coeur de l’histoire, apprendre de cette histoire de résistance, mais aussi de l’histoire des États, du patriarcat. Cela permet de comprendre, quant il se produit des faits similaires à ceux du 23 décembre, qu’il ne peut s’agir d’une attaque raciste menée au hasard. Pourquoi? Parce qu’il y a une analyse politique qui est faite, parce que les femmes du mouvement de libération kurde savent très bien qui elles sont, où elles vont et pourquoi elles sont attaquées. Et leurs amis des autres nations qui, depuis 10 ans, ont ouvert les yeux grâce à cette pensée, à cet amour donné par le mouvement, ont pu voir qu’on est encore devant une manipulation judiciaire, politique.

Passer de la solidarité à l’unité

Ce que je retiens de cette étape, c’est qu’on est en train de passer de la solidarité – c’est à dire de connaître la question kurde, le projet kurde, la réalité du mouvement des femmes kurdes et de tous les peuples au Moyen-Orient qui se sont ralliés à cette cause – à une forme d’unité, de connaissance commune, historique, sociale, une analyse commune. Quand on dit « notre vengeance sera la révolution des femmes – c’est à dire la révolution de la vie, des peuples -, C’est la meilleure réponse qu’on puisse donner en tant que société civile. 

Je fais partie d’une génération qui a été inspirée par ce qu’on appelait à l’époque le printemps arabe qui était un printemps des peuples qui avait mené en Europe, notamment en Grèce et en Espagne, à tout un mouvement anticapitaliste contre la finance, et à une quête de démocratie. On savait contre quoi on se battait, mais on ne savait pas ce qu’on pouvait construire, comment on pouvait s’unir. On n’avait rien à proposer. Au Rojava, et je ne parle pas seulement de Kobanê (Kobanê, c’est le résultat de 40 ans de lutte), c’est le début d’une réponse à une recherche de vérité et de justice de l’humanité. En tout cas, c’est comme ça que je la définis personnellement. 

Aujourd’hui, le Kurdistan, c’est tous les peuples qui vivent dans la région, c’est la diaspora kurde déplacée dans les métropoles du Moyen-Orient, d’Europe et d’Amérique du nord. C’est un projet qui réunit les femmes, les peuples, un projet qui parle d’une nation démocratique (par opposition à l’État nation), qui veut que la démocratie puisse fleurir partout où il y a des Kurdes. C’est cela que Leyla, Sakine et Fidan voulaient. Je pense que pour pouvoir continuer ce combat, le retrait du PKK de la liste des organisations terroristes est fondamental. Mais, pour cela, il faut poser la question idéologique: quel est le projet porté par le PKK? Il faut aussi se poser cette question: si on arrive à avoir la paix au Moyen-Orient, si on arrive à changer la politique de l’OTAN et de la France pour empêcher que ces assassinats se reproduisent, qu’est-ce que la société kurde serait capable de faire? Je vous laisse rêver. 

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