« Jour noir » pour les kurdes, le 15 février marque l’arrestation d’Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK, et le début de 19 longues années d’isolation sur l’Île-prison d’Imrali. Dans un village près de Qamishlo, région de Cizirê, au sein de la Fédération Démocratique du Nord de la Syrie (FDNS), des centaines de personnes sont rassemblées pour commémorer cette date, sous le slogan « Dans l’esprit de la résistance d’Afrin, nous briserons le système d’Imrali ». « Nous sommes ici pour condamner le complot international qui a conduit à l’arrestation de Serokatî [un des surnoms d’Abdullah Öcalan] », affirme Ali, étudiant en droit à l’Académie de Mésopotamie de Qamishlo. Ronahî, l’une de ses camarades ajoute : « Il est une personne très importante pour nous. Sans lui et sa philosophie rien de ce qui se passe ici n’aurait existé. La force de ses idées nous a ouvert de grandes perspectives.»

Pour Fawza Youssef, co-représentante du conseil exécutif de la FDNS, qui parle à la foule depuis la scène dressée pour l’occasion, « les idées d’[A. Öcalan] ne sont pas seulement pour le peuple kurde, et elles se propagent maintenant à tous les peuples de la Mésopotamie ». Cela grâce à la mise en place du système du confédéralisme démocratique, théorisé depuis sa cellule par le leader emprisonné. De fait, après elle, c’est le représentant du Parti Démocratique Syriaque et un représentant d’organisations arabes qui prennent la parole, à l’image du système pluraliste qui reconnaît l’égalité et les droits culturels et politiques de toutes les populations.

Si le terme de « complot » employé pour qualifier cette période de l’histoire, peut faire réagir certain.e.s, il renvoie néanmoins à une réalité frappante. C’est en effet une longue traque qui conduit à l’arrestation d’Abdullah Öcalan au Kenya : en 1979, Öcalan et plusieurs militants du PKK fuient la répression et les arrestations en Turquie pour s’installer dans les camps d’entraînement palestiniens des plaines libanaises de la Bekaa, après un temps passé dans les régions kurdes du Nord de la Syrie. C’est au début des années 90 qu’Öcalan et l’académie du parti se déplacent à Damas, où seront formées de nombreuses militant.e.s. Cela est permis par la relative sympathie d’Hafez Al-Assad avec les revendications kurdes et sa proximité avec le bloc « communiste », dans le contexte de la guerre froide. La Turquie est alors une alliée des Occidentaux. Mais en 1998 la situation se tend. L’État turc menace le dirigeant syrien d’une guerre ouverte si celui-ci ne met pas un terme à son soutien au PKK. Après un discours du général turc Atilla Ateş le 16 septembre à Hatay, affirmant que leur patience est « épuisée » face au laxisme de la Syrie vis-à-vis du parti, les troupes turques se massent à la frontière syrienne. Cette décision est par ailleurs pressée par les accords de Washington du 17 septembre, signés entre les États-Unis, le PUK et PDK (partis kurdes irakiens) qui font craindre à la Turquie la possibilité de l’établissement d’un État kurde en Irak. La Syrie répond tout d’abord en rassemblant elle aussi des troupes au nord du pays, mais se rend finalement. Entre autres éléments, le contexte de désintégration de l’URSS et des doutes émis en interne quand à la possibilité de gagner une guerre contre la Turquie, forcent le choix des dirigeants syriens d’éviter la confrontation. Ils demandent alors à Abdullah Öcalan et ses camarades de quitter le pays. Celui-ci s’exécute et le 20 Octobre les accords d’Adana sont signés entre les deux pays. Le régime syrien s’engage à traquer et réprimer le PKK, qu’il reconnaît pour la première fois comme une organisation terroriste. Cela marque le début d’une longue coopération entre Turquie et Syrie sur ce sujet, qui sera intensifiée avec la prise de pouvoir de Bashar Al-Assad.

Le 9 Octobre donc, Abdullah Öcalan quitte la Syrie, convaincu qu’il existe un espoir d’une résolution pacifique du conflit en Turquie par le biais d’une médiation internationale. Il vole pour Athènes, où l’entrée sur le territoire lui est refusée. Il part alors pour la Russie. Ruheyv, une militante du mouvement de la jeunesse présente à la manifestation, explique son point de vue : «  La Russie [qui a expulsé Öcalan après un temps] a vendu Serokatî pour son profit économique. Même si la Russie a un grand héritage socialiste, ils ont trahit leurs valeurs en travaillant avec les États-Unis pour [son] arrestation. […] Ils ont vendu la démocratie et l’humanité.». Öcalan fuit alors en Italie, où il passe deux mois, avant d’être de nouveau expulsé. Pendant ce temps, la plupart des états européens auxquelles il s’adresse lui refusent l’asile. La France, l’Allemagne, et même les Pays-Bas où il souhaite se rendre à la cour de justice internationale lui tournent le dos. « C’est pour cela que l’on parle de complot », poursuit Ruheyv, « parce qu’il y a eu des pressions faîtes par la Turquie, les États-Unis et Israël sur les autres pays, et qu’au final, c’est une alliance entre les services secrets de ces trois pays qui a permis son arrestation ». Celle-ci a donc lieu au Kenya, où réfugié dans l’ambassade de Grèce, Abdullah Öcalan est finalement remis au MIT (services secrets turcs) qui l’emmènent sur l’Île d’Imrali.

La guerre en cours à Afrin ressemble alors à une cruelle répétition de l’histoire : un état syrien qui réagit aux menaces d’invasion turques par des promesses de représailles, pour ensuite abdiquer. Cela sous l’oeil bienveillant de la Russie, qui ouvre l’espace aérien de l’ouest syrien aux avions de guerre turcs et dans le silence complice de la communauté internationale. Pour Eminê, qui est venue avec ses enfants au rassemblement, le lien est très clair : « La philosophie de la liberté d’Apo vit aujourd’hui, de Qamishlo à Amara [le village de naissance d’A.Öcalan] à Afrin. Aujourd’hui nous combattons le même état fasciste turc qui a comploté pour emprisonner Serokatî. Et depuis le 20 janvier, il s’attaque aux civils, il tue des enfants. En tant que familles de martyr, je fais la promesse que nous nous battrons pour Afrin comme pour la libération de Serokatî.»

Les jours qui suivent son arrestation, en 1999, sont marqués par des centaines de manifestations et actions de la communauté kurde et ses soutiens à travers le monde. En Turquie, plus de 1000 personnes sont arrêtées, dont des militants et dirigeants du PKK et d’Hadep, le parti légal pro-kurde. À cette époque la peine de mort est encore légale en Turquie. Selon Ruheyv, « nous pouvons aussi voir que le but du complot était de tuer Serokatî mais ils n’ont pas réussit à cause de force de la réaction populaire ». En 2002, la peine de mort prononcée à son encontre est transformée en peine de prison à perpétuité, alors que la Turquie cherche à donner des garanties démocratiques pour une éventuelle entrée dans l’Union Européenne. « Mais le complot n’est pas fini, parce que l’isolement est une part intégrante de celui-ci » ajoute la militante. Le prisonnier est en effet coupé de ses avocats depuis le 21 juillet 2011 et aucune nouvelle de lui n’a été entendue depuis le 11 septembre 2016, où son frère a pu lui rendre visite. Toutes les demandes de visite (plus de 700 déposées à ce jour) sont rejetées par les autorités turques sous divers prétextes comme « panne du bateau » ou « mauvaises conditions climatiques ».

Alors que la guerre fait rage à Afrin, à Qamishlo un même discours est sur toutes les lèvres : seule la libération d’Öcalan permettrait d’y mettre fin et de trouver une solution diplomatique pour la question kurde. Ruheyv analyse cette relation entre la liberté du prisonnier et celle des peuples du Kurdistan : « On peut voir que la paix et la liberté dépendent de Serokatî. Depuis deux ans qu’il est en isolement total, la répression contre les kurdes en Turquie s’est accentuée ». En effet, ces deux dernières années ont été marquées par la guerre pour l’Autonomie dans les villes du Bakur (Cizirê, Nusêbîn, Sûr…), les grandes vagues de purges dans la fonction publique et maintenant par l’attaque sur le canton syrien d’Afrin. « A chaque fois qu’il l’a pu, il n’a jamais cessé de déclarer des cessez-le-feu unilatéraux, c’est la Turquie qui n’a jamais vraiment voulu d’une paix avec les kurdes. Ce sont eux qui ont lancé l’attaque sur Afrin, même s’il vont réaliser qu’ils ne gagneront jamais » affirme t’elle. Alors que le rassemblement touche à sa fin, plusieurs cercles de danse se forment. « Nous organisons maintenant notre autonomie et le confédéralisme démocratique dans tout le nord de la Syrie. Nous allons aussi finir par le faire libérer. » conclut Ruheyv.

Par Maria Couture, correspondante, Fédération démocratique du nord de la Syrie

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