Manifestation à Afrin (entre le 24 et le 26 février). Sur la banderole : « Daesh et Erdoğan c’est pareil, Afrin et Deir ez-Zor c’est pareil ». (c) Sylvain Mercadier.
Nous reprenons l'article de Sylvain Mercadier publié sur Orient XXI

Le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté le 24 février la résolution 2401 demandant un arrêt immédiat des combats sur tout le territoire syrien. Si l’accent a été mis sur la question particulièrement dramatique de la Goutha orientale, cette résolution s’applique aussi à l’enclave d’Afrin, assiégée depuis le 20 janvier par l’armée turque et les groupes djihadistes qui lui sont affiliés. Ankara refuse d’appliquer cet accord de cesser-le-feu, arguant que la région est aux mains de « terroristes » kurdes.

Notre envoyé spécial Sylvain Mercadier se trouvait dans l’un des convois civils de soutien aux forces kurdes qui s’est fait bombarder le 23 février par des milices proturques en arrivant dans la région d’Afrin.

Manifestation à Afrin (entre le 24 et le 26 février). Sur la banderole : « Daesh et Erdoğan c’est pareil, Afrin et Deir ez-Zor c’est pareil ».
(c) Sylvain Mercadier.

Nous nous sommes trouvés dans le troisième convoi de soutien qui avait quitté Qamichli et Kobané le 21 février dernier pour atteindre Afrin après deux jours de route. En arrivant dans le canton d’Afrin de nuit, ce convoi de plus de mille civils a été pris pour cible par des frappes turques et des tirs de mortier venant des collines tenues par les rebelles djihadistes au sud du canton d’Afrin. Résultat : un mort et une dizaine de blessés. Nous nous sommes rués vers des villages aux alentours pour y trouver refuge. Beaucoup de voitures ont été calcinées par les bombes.

Dans le convoi, nous avons rencontré de nombreux représentants de toutes les communautés du nord de la Syrie : Arabes, Assyriens, Syriaques, Turkmènes, Arméniens…. Les volontaires ayant fait le plus long voyage étaient certainement des yézidis du Sinjar en Irak, arrivés dans un bus irakien. L’Organisation de l’Etat islamique (OEI) avait commis un effroyable massacre contre les yézidis en août 2014 et ces derniers sont reconnaissants au Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), d’avoir organisé un corridor pour les secourir, contrairement aux peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani qui avaient quitté les lieux sans combattre. Des milliers de yézidis étaient d’ailleurs réfugiés depuis 2014 dans la région d’Afrin en toute sécurité, ils se retrouvent aujourd’hui sous les bombes d’un pays membre de l’OTAN

Pendant le trajet vers Afrin, nous avons croisé des chefs de tribus arabes, dont les Walida et les Shammar de la région de Tabqa. D’autres représentants arabes venus de la zone contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS) de la province de Deir ez-Zor ont également pris part à l’expédition. « Nous sommes venus apporter notre soutien aux habitants d’Afrin victimes d’une agression extérieure et d’une tentative de partition de la Syrie »,nous expliquent plusieurs militants. Les représentants arabes affichent leur soutien aux forces kurdes, dans une région où Arabes et Kurdes sont souvent mis en opposition par la politique des régimes arabes ou par la propagande anti-kurde des uns, anti-arabe des autres. « L’invasion de l’armée turque est une opération de division de notre pays que nous refusons catégoriquement »,annonce sur un ton déterminé le cheikh Mohamed Ahmed Al-Fannam, originaire de Jizra et réfugié une nuit dans le village de Bassouteh près de l’endroit où le convoi a été bombardé. À Bassouteh, les habitants ne sont pas prêts d’oublier la nuit où les bombardements ont contraint près d’un millier de civils à venir se réfugier dans leurs maisons.

Le lendemain matin, très tôt, des taxis collectifs nous amènent dans la ville d’Afrin où les célébrations prévues ont été annulées. Rapidement, une manifestation s’élance dans les rues. C’est un exercice quotidien, quand le temps et la sécurité le permettent. Les manifestants y scandent des slogans de résistance et reprennent souvent les mêmes mots, « Sourya wahda ! » : La Syrie est unie.

Le convoi de civils après le bombardement.

ÉTAT DE SIÈGE

Dans Afrin, la vie suit son cours. Les commerces sont ouverts et les produits de première nécessité restent disponibles et abordables, même si parfois se constituent des files d’attente devant certaines boulangeries. Les habitants vaquent à leurs occupations… tant que l’armée turque ne bombarde pas. Mais c’est un calme trompeur, parce que si la ville a été plus ou moins épargnée par les frappes aériennes, ce sont les villages à la frontière turque dans le nord et le nord-ouest qui ont le plus souffert des bombardements aériens. La gare routière du centre-ville est transformée en lieu d’accueil pour les réfugiés des villages conquis par l’armée turque ou bombardés. Beaucoup de réfugiés ont aussi trouvé refuge chez des proches dans la capitale du canton ou dans les villages encore paisibles. La ville est bien entretenue, bien que quelques bâtiments aient déjà été détruits par des frappes aériennes. Jwan Mohamed, directeur de l’hôpital d’Afrin, dresse un bilan de la situation : « Nous ne sommes pas encore débordés pour le moment. En revanche, nous avons des preuves d’usage de chlore par la Turquie dans le village de Arende le 17 février. L’attaque a fait 6 victimes civiles. Trois ambulances ont également été endommagées par des frappes turques et de nombreux civils ont perdu la vie en dehors des zones de combat. »

Tout autour d’Afrin, les milices kurdes et leurs alliés ont creusé des tranchées profondes renforcées par des murs en terre pour barricader la ville et freiner l’avancée des tanks et des troupes turques et leurs alliés djihadistes si jamais elles arrivaient jusque là. De nombreux habitants de la périphérie ont déjà évacué leurs maisons en prévision des combats à venir. Des bombardements ont eu lieu toute la journée de dimanche 25 février autour d’Afrin et les forces turques ont continué leurs avancées dans le nord et le sud-ouest d’Afrin. « Il est évident que les Russes essaient de nous pousser à livrer le canton au régime de Bachar Al-Assad pour contrer les intérêts américains de la région, mais nous sommes déterminés à garder le contrôle de notre canton et à protéger la population, bien que les milices du régime soient les bienvenues pour prêter main-forte aux YPG/YPJ1 », explique Gule Jumo, le représentant pour la défense du canton.

L’ACCORD RUSSIE-TURQUIE SUR LE DOS DES KURDES

Qamichli, Kobané et Afrin sont les trois cantons qui forment ensemble la « Fédération démocratique du nord de la Syrie » — le Rojava — dont les Kurdes et leurs alliés sur le terrain ont déclaré l’autonomie en 2014. Cette région échappe à la fois au régime syrien et aux djihadistes. Les deux cantons à l’est de l’Euphrate (Kobané et Qamichli) sont protégés par les États-Unis, tandis que le canton à l’ouest de l’Euphrate (Afrin) était jusqu’au 20 janvier sous la protection de la Russie. En janvier 2018, la Russie voulait que les forces kurdes à Afrin transmettent le pouvoir au régime de Damas, ce que les Kurdes ont refusé. Ensuite Moscou a autorisé la Turquie à violer l’espace aérien au-dessus de la province d’Afrin, jusqu’ici épargnée par la guerre et qui accueillait des centaines de milliers de réfugiés syriens, sans la moindre subvention de l’Union européenne. Mais le canton d’Afrin, à l’ouest de l’Euphrate, est resté coupé des deux autres cantons du Rojava, Kobané et Qamichli, après la première intrusion de la Turquie en Syrie en 2016, qui a coupé les trois cantons en deux en occupant Jarablous et Al-Bab.

Très vite après le début de l’invasion turque en janvier 2018, il est devenu clair qu’avec l’armée turque, un mélange de rebelles et de djihadistes de l’Armée syrienne libre (ASL), d’Al-Nosra et des transfuges de l’OEI entrerait dans la province d’Afrin. Le régime syrien a d’abord proposé son aide aux Kurdes d’Afrin à condition qu’ils se désarment préalablement. Ce que les Kurdes ont de nouveau refusé. Ensuite, face à un regroupement et la remise en selle des djihadistes grâce à l’invasion turque à Afrin, le régime syrien et l’Iran ont accepté d’entrer à Afrin et soutenir les Kurdes — cette fois-ci sans imposer la condition du désarmement préalable. La Russie a cependant fermement opposé son véto.

A ce stade, on ne peut que formuler des hypothèses à propos de cet accord Russie-Turquie : achat d’armes russes par la Turquie ; la Russie abandonne la province d’Afrin à la Turquie à condition d’avoir les mains libres à Idlib, tenue par les djihadistes et où la Turquie intervient. Vladimir Poutine verrait sans doute d’un bon oeil que la Turquie s’éloigne un peu des États-Unis et de l’OTAN… Résultat de ce jeu d’alliances devenu très opaque : les seules forces militaires qui sont venues aider les milices kurdes à Afrin sont quelques centaines de miliciens pro-régime syrien ; « pas suffisant pour repousser l’armée turque », explique le journaliste et analyste Elijah Magnier à Orient XXI. Entretemps, le siège des deux bourgs stratégiques de Jenderis et Rajo a commencé.

Les autorités politiques de la Fédération autonome d’Afrin réitèrent leur volonté de lutter dans le cadre d’une Syrie unifiée, mais démocratisée. C’est dans cette optique que les convois civils et avant eux des renforts de milices FDS ont pu traverser une zone tenue par le régime syrien pour accéder à Afrin. « Les Kurdes préfèrent largement que les forces du régime interviennent dans Afrin plutôt que de voir les Turcs s’adonner à un nettoyage ethnique », soutient Arin2, un Kurde de Qamichli. Lors du passage du convoi de civils dans la zone du régime, la fraternité syrienne s’est exprimée dans chaque village traversé. La foule arabe haranguait les membres du convoi et levait les doigts en forme de V le long des routes. Si un accord entre le gouvernement syrien et les autorités fédérales n’a pas encore vu le jour, l’absence de mobilisation d’une communauté internationale incapable de calmer les ardeurs de l’État turc risque en effet de rapprocher sensiblement la Fédération et le régime baasiste.

UN ÉCHIQUIER RÉGIONAL ET INTERNATIONAL

Sur le terrain militaire, la situation évolue rapidement. L’armée turque semble vouloir accélérer le rythme de son offensive. Le problème pour les forces kurdes, ce sont les bombardements aériens. « Nous sommes équipés et assez nombreux pour affronter des forces terrestres, mais comment se défendre contre des bombes lancées par des F-16 ? C’est comme ça que la communauté internationale nous remercie d’avoir chassé l’OEI de la Syrie ? », s’insurge Hevi Mustafa, coprésidente du canton d’Afrin. Tous les habitants rencontrés semblent conscients qu’Afrin et la Fédération du nord de la Syrie sont prises en étau entre les intérêts de puissances régionales qui les dépassent. L’implication des Turcs, des Russes, des Américains place les considérations humanitaires et démocratiques au second rang des priorités. Tous nos interlocuteurs savent que l’offensive turque vise avant tout à anéantir les espoirs de voir un jour un État kurde à leurs frontières. Mais les autorités de la Fédération sont catégoriques : « Nous ne visons pas la création d’un État mais le développement d’une forme de fédéralisme en Syrie qui permette la représentation de toutes les composantes de la société », explique Fawza Al-Yusuf, coprésidente du Conseil exécutif du Mouvement pour une société démocratique (TEVDEM), la principale coalition politique au sein de la Fédération.

Le canton d’Afrin, autrefois un îlot de stabilité dans une Syrie à feu et à sang, est désormais rattrapé par la guerre et les horreurs qui ont frappé le pays depuis 2011. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a déjà annoncé la couleur : si jamais il prend Afrin, il se ruera pour prendre Manbij, également à l’ouest de l’Euphrate, mais « protégée » par les États-Unis. Jusqu’à quand ?

Par SYLVAIN MERCADIER, publié sur OrientXXI

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