Mehmet Ali Ertaş est un journaliste bien connu à Diyarbakir. Depuis 14 ans, il travaille pour les médias kurdes. D’abord au sein de l’agence DiHa puis, après la fermeture de celle-ci par l’État turc, avec Medya Haber. Il livre, dans une interview exclusive accordée à Rojinfo, ses analyses de la situation politique et des conditions de travail des journalistes au nord-Kurdistan (Turquie).

Quel est la situation des journalistes actuellement au Kurdistan ?

La situation en Turquie n’est absolument pas convenable pour les journalistes et le journalisme en général. Les journalistes qui souhaitent raconter ce qui se passe pour l’opinion publique sont constamment placés en garde à vue, se font arrêter ou bien se voient empêchés d’exercer leur travail. Par exemple, à Van, il y a 4 mois de ça, quatre de nos confrères ont été menacés et certains d’entre eux arrêtés parce qu’ils avaient couvert le sujet des villageois qui ont été jetés du haut d’un hélicoptère militaire. Ou encore, le dernier exemple est celui de notre confrère Abdurahman Gök. Il avait raconté à la presse comment le jeune violoniste Kemal Kurkut avait été tué par la police turque lors du Newroz de Amed (Diyarbakir) en 2017. Le policier qui a tué le jeune Kemal Kurkut est libre, mais le journaliste qui a couvert sa mort s’est fait juger pour avoir partagé cette information avec l’opinion publique. Il y a une répression et une intimidation constante à l’encontre des journalistes qui tentent de faire leur travail sans se plier aux exigences de l’État et du gouvernement. Soit on se fait placer en garde à vue, soit on se fait arrêter, ou bien soit on ne nous autorise pas à pénétrer dans un lieu de rassemblement pour couvrir les actions qui sont en cours. En Turquie, le journalisme est très difficile.

Comment analysez-vous les dernières évolutions de la politique du régime envers le HDP et ses militant.es ?

En Turquie, faire de la politique populaire et démocratique est quelque chose de très difficile. Parce que ceux qui font de la politique en se basant sur la réalité de la Turquie se voient réprimés, tout comme les journalistes qui essayent de relater la vérité. Par exemple, Ömer Faruk Gergerlioglu, le député qui a été destitué de ses fonctions le 17 mars à l’Assemblée nationale faisait part de la réalité de la Turquie. Il parlait de la torture, de la répression, des arrestations, de la fouille à nue par les policiers, du déni des droits humains, en particulier dans les prisons. C’est la même forme de répression à laquelle les journalistes sont quotidiennement confrontés. Dès que vous dévoilez la vérité, vous subissez une forme de répression pour vous priver de votre voix. Ömer Faruk Gergerlioğlu a été destitué d’une façon illégale. Pour destituer un député, il faut que la cour de cassation acte la décision. Mais l’Assemblée de Turquie a pris cette décision sans même attendre que cette dernière se prononce sur le sujet. C’est une pratique qui est contraire à la démocratie, aux principes d’un État de droit et à la Constitution. Ömer Faruk Gergerlioğlu a été élu à Kocaeli par les voix de 90 000 personnes. Avec sa destitution, 90 000 personnes  voient leur expression démocratique rabaissée. C’est pourquoi je dis que c’est une atteinte grave à la démocratie.

La volonté de dissoudre le HDP émane de cette même pratique anti-démocratique. Durant les élections du 7 juin 2015, 6 millions de personnes ont voté pour le HDP et en ont fait le deuxième plus grand parti d’opposition de l’Assemblée nationale. Le HDP représente la volonté de millions de personnes. En voulant dissoudre le HDP, ils disent clairement que les Kurdes n’ont pas leur place dans la démocratie, ils veulent les repousser hors de la politique. Et pas seulement les Kurdes, car le HDP représente aussi les autres peuples vivant en Turquie. Par exemple, Garo Paylan représente les Arméniens, Erol Dora représente les Assyro-chaldéens, le député de Adana représente les Arabes. Le HDP, c’est une mosaïque des peuples et un exemple concret de démocratie. En d’autres termes, sa dissolution signifierait que ces autres minorités qui pour certaines sont pour la première fois représentées à l’assemblée de Turquie, ne le seront plus. Si la Turquie veut développer une politique démocratique, il faudrait que l’ensemble des minorités ethniques, politiques ou religieuses puissent être représentées à l’assemblé nationale. La coalition AKP-MHP veut mettre en place un système monarchique, elle ne reconnait pas la volonté et les droits des autres minorités. Elle insiste sur le principe d’un seul État, d’une seule langue et d’une seule identité. Cette approche est une réelle menace pour la démocratie.

Quel futur possible pour le HDP alors ?

Cette situation s’est déjà présentée : le DEP, DEHAP, DTP, BDP, plusieurs partis ont été fondés puis fermés. À chaque fois qu’un de leurs partis a été fermé, les Kurdes en ont ouvert un autre. Nous ne sommes pas sans solutions et alternatives, c’est pourquoi, les Kurdes résistent et luttent systématiquement, ce n’est pas seulement pour eux, mais aussi pour les droits des autres peuples qu’ils développent la résistance. C’est pourquoi, si le HDP est fermé, ils rouvriront un autre parti,  poursuivront la politique et continueront de répandre les idées démocratiques. La politique ne se fait pas seulement au parlement ou dans les institutions, mais partout dans les villes avec le peuple. Le HDP et les partis qui se sont unis pour former le HDP poursuivront leur politique.

Mais cette fois-ci, le gouvernement turc parle de saisir les biens immobiliers, la trésorerie…

Bien sûr, pour que le HDP, les Kurdes, les peuples opprimés ne puissent pas faire de la politique, le régime fait tout son possible. Ils posent des obstacles économiques, politiques, et avec les emprisonnements, ils restreignent le champ d’action des militant.es. La fermeture du HDP, c’est quelque chose de compliqué, difficile, mais ce qu’ils veulent, c’est faire perdre son influence au HDP, le rendre inopérant, passif, donc ce n’est pas forcément que le HDP soit fermé, mais qu’il ne puisse plus faire de la politique. C’est de cette façon qu’ils veulent opérer. Par exemple, ils disent qu’une personne licenciée par décret-loi ne peut être parlementaire, c’est un obstacle. C’est pourquoi, le HDP doit développer ses alternatives, ce n’est pas avec des obstacles économiques et des politiques anti-démocratiques qu’ils pourront fermer la voie de la politique démocratique car il y a une expérience de plus de 40 ans. Depuis les années 90, le peuple kurde lutte et développe une politique démocratique. Il y a des cas similaires dans d’autres pays dans le monde aussi. Il faut que les pays démocratiques, défenseurs des droits humains et particulièrement les pays européens réagissent de vive voix face à aux agissements de l’État turc. Si l’Europe se considère comme démocratique, et défenseure des droits humains, alors il faut que dans cette conjoncture où il est question de la fermeture du HDP, elle manifeste sa réaction. Si l’Europe garde son silence, cela voudra dire que les pays européens soutiennent la Turquie et l’État turc. Il ne faut donc pas que, face à cette politique, l’Europe reste silencieuse.

Un nouveau soulèvement est-il possible à ce jour ?

Chaque Newroz nous montre que le peuple kurde est prêt pour le soulèvement, et particulièrement dans cette conjoncture où le gouvernement veut fermer le HDP, où les parlementaires sont déchus de leur mandat, où les politiciens kurdes sont emprisonnés et où l’isolement imposé au leader kurde M. Abdullah Ocalan se poursuit. Le peuple kurde sortira dans les rues pour Newroz et ce, plus que les autres fois. En 2013, 2014, 2015, des millions de personnes ont participé au Newroz à Diyarbakir,  des centaines de milliers y ont participé à Van, Batman, Mersin et Adana. Pour les Kurdes, le Newroz signifie le soulèvement, la résistance, la défense de ses droits. Nous sommes à 2-3 jours du Newroz, et des millions de Kurdes vont sortir dans les rues pour célébrer le Newroz face à l’isolement, à la fermeture du HDP, aux destitutions des parlementaires, aux répressions et persécutions dans les prisons. Le peuple kurde va élever sa voix contre cette violente répression, en revendiquant ses droits et la libération du leader (Abdullah Ocalan).

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