« Nous allons très bientôt passer à l’action pour neutraliser les groupes terroristes en Syrie ». Ainsi s’exprime Erdogan, le dictateur turc, le 8 janvier 2018. Nous sommes après que Trump ait annoncé le retrait de ses troupes du pays.

Cette citation d’Erdogan, pour le moins explicite, précise clairement le contexte dans lequel nous voyons aujourd’hui paraitre nombre de tribunes, articles et autres propos divers et variés mettant en cause la politique « des Kurdes » en Syrie du Nord (ou Rojava).

Ces publications sont souvent à charge contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan, turc) et de son « parti frère » (pour user d’une terminologie habituelle) en Syrie, le PYD (Parti de l’Union Démocratique) et de ses bras armés les YPG (Unités de Défense du Peuple) et YPJ (Union de Protection de la Femme). Ce sont ces forces armées qui sont devenues mondialement célèbres (voire célébrées) après qu’elles aient libéré Kobané de Daech en janvier 2015, amorçant ainsi, au prix du sang des combattantes et combattants kurdes, le recul de « l’Etat islamique ».

Dans ces écrits (1)  force est de le constater, libre cours est donné à la hargne sinon anti kurde (il y en a certes de bons…), du moins anti PKK, car pour leurs auteurs, PYD, YPG, YPJ, tout ça, c’est PKK, et compagnie ! Au prix d’ailleurs de quelques qualifications surprenantes : c’est ainsi que les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) composées de combattant.e.s. kurdes mais aussi arabes, syriaques, etc… sont parfois décrites comme à la botte des kurdes, les autres composantes étant en quelque sorte manipulées. Que ne lirait-on pas si les kurdes avaient gardé pour eux seuls le monopole de ces forces armées ?..

Un même procédé, hors de toute contextualisation, vaut pour les diverses mises au point ou rappels « opportuns » de l’histoire du PKK et de son leader (à l’isolement en prison depuis 1998) Abdullah Öcalan. On en fait un simple supplétif de Bachar, sautant allègrement les étapes de l’histoire (ce qui, dans « l’Orient compliqué » qu’évoquait De Gaulle, n’est jamais de bon aloi). Il est vrai qu’Öcalan fut un temps « utilisé » par Hafez al-Assad (le père de Bachar, lui aussi dictateur sanguinaire) dans le jeu d’opposition de la Syrie contre la Turquie, selon la bonne vieille tactique de « qui peut gêner mon ennemi est à soutenir ». Il faut d’ailleurs souligner que c’est là, et depuis des décennies, une utilisation habituelle par les pouvoirs locaux (turc, syrien, irakien et iranien) de leurs minorités kurdes, le peuple kurde étant réparti depuis les accords de Lausanne en 1923 entre ces quatre Etats (ainsi par exemple, pendant la guerre Iran-Irak, l’Irak soutient les kurdes d’Iran contre Téhéran alors que l’Iran soutient les kurdes d’Irak contre Bagdad). Curieusement, on  « oublie » souvent de préciser que, après que la Syrie a changé de politique vis-à-vis de la Turquie à la fin des années 90, Öcalan est expulsé de Syrie et arrêté par la Turquie où il est détenu en prison depuis 1998 : curieuse attitude envers un complice !

Autre reproche souvent porté à l’encontre du PKK : il est (ou serait, l’attaque est parfois bien hypocrite !) porteur d’une idéologie « gauchiste » ou d’extrême gauche, selon les formulations. Là gît peut être un lièvre : que peut-il bien se cacher derrière le reproche fait à une organisation d’être « à gauche » ou de pencher plutôt à gauche ? Simple question, bien sûr…

Que le PKK au moment de sa fondation en 1978 par Öcalan se soit voulu une organisation de lutte armée contre « l’impérialisme tuc occupant » du Kurdistan, selon une rigoureuse orthodoxie « marxiste -léniniste » (ou supposée telle) est tout à fait vrai. Que ce même PKK ait mené au Kurdistan turc une guerre de guérilla à laquelle les forces armées turques répondirent avec une violence extrême (40 000 morts, des milliers de villages kurdes rasés) est tout aussi vrai.

Mais ce qui est chaque fois passé sous silence, c’est le changement stratégique que le PKK a opéré. Depuis 1998 (et son emprisonnement), Öcalan a mené une réflexion critique sur la politique qu’il a mené et s’est soldée par un échec sanglant. Il a admis que la tactique de la guérilla était une erreur. Aujourd’hui, stratégiquement, (et depuis environ deux décennies) Öcalan et le PKK développent la thèse du « Confédéralisme démocratique » (inspiré du penseur libertaire américain Murray Bookchin). Il ne demande plus la création d’un Etat kurde indépendant, renonçant à mettre en avant un nationalisme kurde mortifère : pour lui, le « problème kurde » doit se régler dans le cadre de chacun des quatre Etats concernés par des processus d’autonomisation des régions kurdes. Le modèle mis en avant est donc celui d’Etats fédéraux dans lesquels les régions kurdes obtiendraient une autonomie. C’est là le projet du PYD en Syrie : bâtir une Syrie démocratique où les kurdes géreraient de façon autonome le territoire appelé Rojava (ou Fédération démocratique de la Syrie du Nord). Au-delà cet abandon d’un nationalisme kurde pour un confédéralisme démocratique permet de proposer un cadre politique démocratique inclusif des populations non-kurdes (arabes, syriaques, arméniens, etc.).

Cet « oubli » ouvre la voie à des accusations contradictoires. Il est reproché au PKK de faire de la Syrie un théâtre d’opération secondaire par rapport à la Turquie. C’est là « oublier » (encore une fois, décidemment…) qu’Öcalan a à plusieurs reprises informé l’Etat turc qu’une agression contre la Syrie constituerait une ligne rouge à ne pas franchir. C’est aussi (surtout ?) mettre l’étouffoir sur les reproches faits au PKK par nombre de kurdes et de démocrates turcs d’avoir sacrifié la lutte en Turquie au profit de celle menée en Syrie du nord. Où l’on voit par là que d’excessives simplifications ne… simplifient rien !

Cet objectif kurde d’Etat fédéral choque évidemment le nationalisme arabe syrien, y compris de gauche, qui y est foncièrement hostile. Cette gauche nationaliste (par ailleurs effectivement opposée – courageusement – à Bachar) reproche aux kurdes d’être un « outil » des américains et de pratiquer « un discours moderniste qui parle aux classes moyennes occidentales ».(2) Alors soyons clairs : si un « discours moderniste » consiste à donner aux femmes tous leurs droits (divorcer, hériter à égalité avec les hommes), développer l’accès au savoir, à la culture, à prôner la laïcité avec égalité entre les croyances (musulmanes de toutes obédiences, chrétiennes, yésidis, etc…), à refuser les distinctions ethniques et à chercher à éradiquer le patriarcat tout en refusant le nationalisme : alors oui, vive le « modernisme » !

Pour la plupart des partis arabes (en Syrie ou ailleurs), le nationalisme est une composante idéologique forte et ils s’opposent vivement au particularisme kurde.

N’oublions pas non plus ce qui peut carrément passer pour une tartufferie : l’accusation faite aux autorités du Rojava de ne pas (« pas assez », au mieux ; « pas du tout », au pire) financer la reconstruction de Raqqa. L’idée que les finances du Rojava puissent être dans un état critique suite à des années de guerre et de destructions massives dans la région par Daech ne semble pas venir à nos donneurs de leçon !

Enfin, il faut aller plus loin : tout serait-il idyllique au Rojava, y serions-nous dans un paradis démocratique, sans heurts et sans problèmes, sans conflits ? Bien sûr que non ! L’installation au pouvoir du PYD (encore une fois : parti « frère » du PKK, créé en 2003 en Syrie à l’initiative du PKK) est présentée comme une sorte d’invasion par les « guérilléros du PKK ». Singulier raccourci ! L’impasse est faite sur le fait que dès 2011 la jeunesse kurde de Syrie participe aux mobilisations contre Bachar (elle est très présente dans les « tanzikiyats », ces « comités de coordination révolutionnaire » créés à Damas et Alep). Dès 2011, la population majoritairement kurde des cantons d’Afrin, Kobané et Qamishli descend dans la rue, aux côtés des arabes, sunnites, chrétiens ou alaouites. Il faut dire que les Kurdes ont un savoir-faire particulier et – hélas ! – de l’expérience en matière de protestation et de démonstration : ils ont eu à subir la féroce répression de leurs manifestations contre de la politique d’arabisation forcée menée par Hafez al-Assad dans les années 60-70, puis lors des émeutes de « l’intifada kurde » de 2004…Dans le même temps, les partis kurdes majoritaires en Syrie (PDKS et UPKS, dont les dirigeants sont en exil) sont très méfiants vis-à-vis du nationalisme arabe, dont il ont souvent eu à subir les méfaits comme nous l’avons vu : ils sont donc hésitants ( c’est le moins que l’on puisse dire !) à se joindre aux révolutionnaires arabes (ce d’autant plus qu’eux-mêmes sont assez peu « révolutionnaires » !). Dès 2012, profitant de ces troubles et hésitations, le PKK revient en Syrie où le PYD a été légalisé par Bachar. C’est une formidable joute qui se joue : le régime de Damas, incapable de faire face à la révolte sur tout son territoire, est débordé et le PKK/PYD lui impose alors d’avoir carte blanche sur les zones kurdes, ce qui laisse le PYD libre de développer sa politique au Nord de la Syrie (le régime se reposant du même coup sur lui pour protéger sa frontière avec la Turquie, les kurdes sachant très bien quel sort celle-ci leur réserve).

Ceci dit, qu’en est-il du « pouvoir hégémonique » du PYD/PKK au Rojava ? Cette question renvoie à une autre, plus générale et bien connue : comment mettre en place un pouvoir démocratique (sinon totalement, du moins au maximum) dans une situation de guerre ? Car telle est bien la question, lancinante, qui (toutes choses égales) renvoie au questionnement de la Révolution bolchevique en Russie (et l’on sait bien vers quel totalitarisme elle dériva), ou de la guerre d’Espagne… En théorie, le « Confédéralisme démocratique » suppose la démocratie la plus absolue, des élections libres avec des partis libres. Il est patent qu’au Rojava, des avancées substantielles ont eu lieu dans différents domaines comme les droits des femmes, la justice ; les assemblées qui, à tous les niveaux, sont co-présidées par un homme et une femme ; mais aussi par un. e kurde et un. e arabe. Y a-t-il eu des entorses (des entraves) à la démocratie ? Oui, c’est certain. Toutes les formations politiques (y compris kurdes) ont-elles bénéficié des mêmes droits ? Non ! Il est plus qu’évident qu’entre le PROJET du PYD et la REALITE sur le terrain, on constate des dérives (que par exemple Pierre Bance décrit dans son ouvrage « Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique : un autre futur pour le Kurdistan ? » paru en 2017)

Mais une réalité s’impose : il y a certes besoin de débats contradictoires et libres pour donner vie à une démocratie, surtout si on la souhaite la plus directe possible.  Mais la guerre impose une autre nécessité : les kurdes des YPG/YPJ ne se sont pas battus (et ne se battront pas probablement demain) seulement (!) pour vaincre, mais aussi pour SURVIVRE – et en ce domaine, ils savent de quoi il retourne, les Arméniens s’en souviennent… Pointe ici l’implacable dialectique : comment articuler démocratie la plus complète et nécessaire discipline pour vaincre. Probablement pas en supprimant ou reportant la démocratie à des lendemains victorieux… mais incertains. Reste à trouver les bons dosages, et en ce domaine il ne nous appartient surement pas de donner des leçons depuis notre confort occidental, à celles et ceux qui sont en première ligne. Mais des souhaits néanmoins…

Aujourd’hui (et nos critiques, encore une fois, n’abordent pas le sujet…) nous avons au Rojava des forces émancipatrices avec toutes leurs limites (et sur lesquelles notre vigilance s’impose) prises entre le marteau et l’enclume. D’un côté les forces armées turques dont les objectifs sont clairs et énoncés : en finir radicalement avec les forces kurdes, au prix s’il le faut d’un nouveau génocide (et ce qui se passe à Afrin où la Turquie laisse le champ libre à ses alliés djihadistes en apporte chaque jour la preuve terrible). De l’autre un accord circonstancié avec le régime syrien sur lequel les kurdes ne nourrissent aucune illusion – forts qu’ils sont d’avoir déjà subi sa sanglante répression. Accords nécessairement temporaires et transitoires, chacun des deux camps le sait. Mais : la direction du PYD a-t-elle réellement le choix ? Outre par al-Assad fils, la souveraineté sur la Syrie est contestée par les Turcs, les Iraniens, les Russes, les djihadistes (de toutes obédiences : Daech, Front al-Nosra rebaptisé Jabhat Fatah al -Sham), les Chinois, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. Et les Kurdes qui demandent simplement (si l’on ose dire) un statut d’autonomie dans une Syrie indépendante et confédérale et entendent capitaliser sur leurs victoires militaires pour le négocier et se faire entendre. Ce que certains appellent « un désastre ». Les Kurdes (PYD ou pas) pourraient se draper dans leur dignité et refuser tout compromis. Ce qui serait probablement apprécié par nos contempteurs : des Kurdes « purs ».

Purs mais morts !

Par Gilles Lemée
  1. Lire notamment : J.P. Filiu, « Le désastre kurde en Syrie », 13 janvier 2019, sur son blog « hébergé » par Le Monde.
  2. Formules de l’écrivain communiste syrien (opposant à Bachar dont le courage force le respect) Yassin al-Haj Saleh.

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