Eko-Jin est une association de coopératives féminines mise en place il y a cinq ans dans plusieurs villes de Turquie, principalement au Kurdistan. Directement inspirée de l’autonomie démocratique prônée par Abdullah Öcalan, leader politique kurde incarcéré dont on est sans nouvelles depuis plus d’un an, Eko-Jin s’est construite comme un contre-pied parfait au patriarcat ambiant de la Turquie et au capitalisme. A travers une approche écologique, l’association cherche “à affranchir les populations locales des contraintes économiques, à les sortir de la tutelle éco-étatique qui veut les étouffer et les pousser à l’émigration, à l’abandon de leurs terres” souligne une responsable à Amed (Diyarbakır). Jamais reconnu par l’Etat turc, le label Eko-Jin permet “de rendre visible le travail des femmes et que le fruit de ce travail leur reviennent” raconte une militante de Wan (Van). “Peu importe nos différences, que l’on soit athée ou croyante, que l’on porte le voile ou pas et que nous soyons issues de milieux sociaux variés, nous sommes toutes unies autour d’un même projet émancipateur.”

Au printemps dernier, l’association féministe regroupe neuf coopératives. Chacune d’entre elle coordonne les actions des communes qui lui sont rattachées géographiquement. A chaque commune, une activité. Ces activités aussi diverses et variées que la savonnerie, la production de fruits et légumes, la confection de kilims et de vêtements traditionnels… donnent un sens particulier au travail de ces dizaines de femmes qui en brisant de nombreux tabous, font aussi vivre leurs familles. Si les communes sont autonomes dans leurs gestions quotidiennes, les coopératives permettent entre autres la mutualisation de moyens de production et une solidarité financière avec les autres communes en cas de coup dur économique pour l’une d’entre elles. Quant aux productions, elles sont vendues en circuit court ou échangées avec d’autres coopératives du réseau Eko-Jin.

Ce projet libérateur est aujourd’hui au bord du gouffre. Des neuf coopératives fonctionnelles il y a encore quelques mois, seules trois poursuivent aujourd’hui leurs activités. Eko-Jin paye ici les liens étroits qui l’unisse au DBP (Demokratik Bölgeler Partisi, Parti Démocratique des Régions), déclinaison à l’échelle locale du HDP (Halkların Demokratik Partisi, Parti Démocratique des Peuples). Les municipalités DBP ont activement soutenu les initiatives d’Eko-Jin, que ce soit par des subventions municipales ou des mises à disposition de locaux et de terres cultivables. La mairie de Wan par exemple, en plus de trouver des terrains exploitables pour la coopérative locale, était le principal client de la commune qui préparait des plats à emporter. La destitution progressive des co-maires DBP dans de trop nombreuses villes du pays a profondément obscurci l’avenir d’Eko-Jin. Les aides municipales, “primordiales”, accordée par les municipalités ont été supprimées par les administrateurs AKP qui juge les activités d’Eko-Jin “stupides et sans utilités.” Une grande partie du matériel, des locaux et des terres agricoles ont été saisies, les contrats signés avec les mairies, annulés. De la même manière, un début de collaboration avec une coopérative italienne n’a pu être mener à son terme à Wan, faute de soutien municipal.

“Les clients se font rares, beaucoup ont été touchés par les purges. C’est toute une partie de la population qui souhaite vivre différemment qui est frappée directement ou indirectement par la répression” constatait déjà une membre de l’association il y a six mois. Pour le pouvoir autoritaire d’Ankara il faut battre en brèche toute volonté d’autonomie le contestant, qu’elle soit politique, économique ou sociale. En fait, Eko-Jin est l’une de ses nombreuses briques qui composent tout un pan de la société turque que l’Etat central cherche à abattre chaque jour à coup de masse.

Les pressions sur l’association et les arrestations de certaines femmes qui y travaillaient l’ont donc contrainte à fermer six de ses neuf coopératives. Celle d’Amed maintient pour le moment les activités de son atelier textile tandis que celle d’Urfa poursuit ses cultures biologiques. Cas symbolique, la coopérative de Nisêbîn (Nusaybin) continue à gérer un parc de la ville, “un domaine généralement réservé aux hommes où les femmes démontrent leurs forces et leurs capacités en gardant le parc ouvert jusque tard dans la nuit” déclare l’une d’entre elles. Elles ne sont plus beaucoup à faire vivre cette idée, ce combat permanent qui ne fait pas de bruits et ne détruit rien. Seulement une vingtaine de femmes travaillent encore activement dans ces trois coopératives contre plusieurs dizaines il y a quelques temps. 

“On a réussi à construire un modèle mais l’on manque de soutien extérieur. Nous avions commencé à réaliser un beau projet écologique et communal. Nous avions encore beaucoup à accomplir et beaucoup d’espoirs. Tout cela a été empêché par l’arrivée des administrateurs. regrette une responsable d’une coopérative fermée. “Il ne nous reste plus beaucoup de moyens pour nous émanciper du pouvoir central mais nous continuons à lutter et à rester solidaires. Nous nous rencontrons souvent pour échanger et réfléchir à la manière de continuer la lutte.” L’une de ses consœurs qui travaille encore affirme que “même confrontées à ces conditions difficiles, nous nous efforçons de nous organiser et d’élargir nos réseaux. Nous persévérons avec nos acquis et notre force propre. Loin de baisser les bras, nous comptons poursuivre nos activités. Tout soutien de l’extérieur ne peut que nous renforcer et nous aider à développer nos activités.”

Le Bakûr (Nord-Kurdistan) ressemble de plus en plus à une maison plongée dans la noirceur de l’autoritarisme turc. Le futur est à l’évidence difficile à cerner, les femmes y avancent pas à pas mais “nous sommes dedans et nous ne pouvons rien voir. Mais peut-être que de l’extérieur, vous pouvez mieux voir que nous.”

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