Près de 700.000 personnes ont manifesté ce mardi 3 octobre à Barcelone dans le cadre d’une grève générale, convoquée avant même le référendum. Cette mobilisation a été l’occasion pour les catalans de dénoncer les violences policières survenues dimanche lors du référendum. Le bras de fer entre Madrid et Barcelone semble avoir atteint un point de non-retour. Retour sur ces dernières semaines qui vont peut-être changer le cours de l’histoire.

Alors que le 19 septembre, à la tribune de l’ONU, Donald Trump attribuait les bons points aux démocraties les plus méritantes et tirait à boulets rouges sur les « États voyous », l’Europe se voit secouée par un conflit politique qu’elle ne semblait pas avoir anticipé, bien que les signes annonciateurs furent nombreux.

Au début du mois de septembre dernier, le parlement de Catalogne votait une loi prévoyant l’organisation d’un referendum sur l’indépendance, sans que cela ne suscite une forte émotion dans le pays. Et pourtant, ce 6 septembre s’impose comme une des dates clés dans l’histoire tourmentée des relations entre le gouvernement catalan et Madrid. La loi référendaire, approuvée par 72 députés sur 130, assure la souveraineté du peuple catalan, et prévoit la mise en place d’un statut d’indépendance en cas de victoire du « oui ». Elle a été immédiatement suspendue par le Tribunal Constitutionnel Espagnol.

Si la coalition indépendantiste « Junts pel Si » (Ensemble pour le oui) a décidé de lancer un processus unilatéral, c’est bien parce que le gouvernement espagnol refuse d’organiser ce référendum d’autodétermination, pourtant réclamé à intervalles réguliers par la majorité parlementaire catalane depuis 2015. A partir de ce 6 septembre, le gouvernement de Mariano Rajoy, qui a déclaré de référendum comme « illégal », va ainsi multiplier les coups portés aux mouvements indépendantistes catalans : fouille des imprimeries suspectées d’imprimer le matériel pour le référendum et des locaux des partis indépendantistes, censure de pages internet, réquisition des comptes bancaires et de tout matériel en lien avec ce référendum… Ultime étape de ce  « tout répressif », Madrid interdit même « tout soutien public au référendum ».

Le tournant du 20 septembre.

A 10 jours du référendum, l’État espagnol engage toutes ses forces dans la bataille. Après avoir convoqué tous les maires qui ont signé le manifeste de soutien au référendum, Madrid frappe un grand coup en arrêtant de hauts fonctionnaires catalans, comme Josep Maria Jove, le secrétaire général de la vice-présidence de Catalogne. Les départements des affaires économiques, extérieures et de la présidence ont également été visés ce 20 septembre, sans que les motifs ne soient indiqués.

Désormais, le message est passé à tous les niveaux hiérarchiques : plus personne dans la société catalane n’est à l’abri. En attaquant frontalement l’exécutif, c’est une remise en cause assumée de la déclaration de souveraineté et du droit de décision du peuple de Catalogne adopté par le parlement en janvier 2013. En parallèle, ce sont près de 10 millions de bulletins de vote qui sont saisis dans la localité de Bigues.

Les nombreuses déclarations qui ont émaillé cette journée charnière ont également donné un nouveau visage au bras de fer. Ainsi, Gabriel Rufiàn, le député catalan du parti ERC (gauche républicaine catalane) a demandé à Mariano Rajoy, devant le parlement espagnol, de « sortir ses sales mains des institutions catalanes ». Carles Puigdemont, le président du gouvernement catalan, parle de l’application d’un « état d’exception » et d’une « suspension de facto de l’auto-gouvernement catalan ». « Nous n’accepterons pas un retour aux heures sombres » déclarait-t-il sur son compte twitter.

Spontanément, la foule prend les rues. « Les forces d’occupation dehors ! », « Nous voterons ! » s’époumonaient des dizaines de milliers de manifestants et de manifestantes tout au long de la journée, en reprenant notamment en chœur L’Estaca, un hymne antifranquiste bien connu.

Ce 20 septembre, les catalans et les catalanes comprenaient que Madrid venait de changer les règles du jeu. En interdisant le référendum, puis en utilisant la force afin de paralyser son organisation, le gouvernement de Mariano Rajoy bouleversait le sens même du combat des séparatistes catalans.

Ces derniers prenaient alors conscience que leur combat ne se limitait plus seulement à l’indépendance de leur région, mais qu’ils combattaient également pour les droits civiques de tous les peuples qui composent l’actuelle nation espagnole. Les premières manifestations de soutien dans les grandes villes de l’État en ont été un marqueur important.

C’est un fait, le gouvernement espagnol est totalement débordé et désorienté par le processus démocratique catalan, lui qui a combattu et qui combat encore le séparatisme basque militairement. Dans ce cas précis, la lutte contre ETA a légitimé tous les excès. Car force est de constater que dans la gestion de ses « crises indépendantistes », Madrid n’en est pas à son coup d’essai. L’histoire renvoie inévitablement aux mesures d’exception appliquées aux prisonniers basques, à la torture pratiquée dans les commissariats et casernes, ou encore à la fermeture du journal Egunkaria par les armes en 2003. A la différence près qu’il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de justifier des ripostes d’une telle ampleur face à un processus politique démocratique et non violent.

Alors que nombre d’observateurs doutaient de la capacité de la société catalane à maintenir ce référendum, c’est un véritable coup de force politique qui a été orchestré par les indépendantistes catalans ce 1er octobre. L’impact médiatique est sans précédent, appuyé par une vague de répression dont les images ont choqué le monde entier.

Le résultat de ce référendum est presque anecdotique. La violence aveugle et disproportionnée de la Guardia Civil rouvre des plaies non suturées, et fournit aux indépendantistes la meilleure des armes de persuasion : comment continuer la cohabitation avec un état qui, en plus de nier le droit de ses peuples à disposer d’eux-mêmes, envoie sa police afin de terroriser sa population ?

Le contexte historique espagnol est assez unique : la jeune démocratie ibérique est directement issue du régime franquiste qui n’a jamais été réellement vaincu, et qui continue de jouir d’une importante sympathie dans les milieux nationalistes.  Cette opposition est fondamentale, et les événements en cours semblent raviver ces blessures encore tenaces. Les divergences idéologiques des catalans semblent temporairement mises de côté au profit d’une lutte collective contre ce que beaucoup appellent un « régime tyrannique ».

Quelle sortie de crise ?

Le futur est parsemé d’incertitudes. Il apparaît très incertain que la Catalogne déclare unilatéralement son indépendance, puisque son objectif est à terme d’intégrer en tant qu’État l’Union Européenne. Cette intégration est plus qu’une volonté, c’est même la clé de voute du discours indépendantiste. Dans ce cadre là, on n’imagine pas la Catalogne foncer tête baissée dans une déclaration d’indépendance. Cependant, les récentes déclarations de Puigdemont laissent planer le doute.

Si, envers et contre tous, la Catalogne venait à annoncer sa sécession, l’Espagne, elle, n’hésitera pas à utiliser l’article 155 de la Constitution afin de suspendre le gouvernement et le parlement régional pour une durée pouvant atteindre douze mois. La Cour Constitutionnelle destituerait en outre le président Puigdemont, qui pourrait même être condamné à une peine de prison.

Le rôle de médiation demandé par les catalans à l’UE est en ce sens déterminant. L’issue la plus probable serait que cela aboutisse à une révision constitutionnelle, qui devienne bien plus fédérale qu’elle ne l’est déjà. Cependant, cela ne résoudrait que partiellement et très temporairement le problème.

C’est un fait indiscutable, la société catalane est traumatisée par les événements qui la secouent. Et pour une importante partie d’entre elle, la cohabitation avec Madrid est devenue définitivement impossible.

De nouvelles fractures se sont désormais superposées aux anciennes, ce qui n’est en rien gage d’optimisme pour le futur.

Par LPI

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