Dans une lettre datée du 19 février, adressée à “l’opinion publique européenne”, le Coprésident du KCDK-E Yüksel Koç, en grève de la faim depuis 66 jours à Strasbourg pour rompre l’isolement du leader kurde emprisonné Abdullah Öcalan, explique les raisons de cette action et lance un appel à la solidarité. Roj Info partage avec ses lectrices et lecteurs le contenu de cette lettre:
Cher(e)s ami(e)s,

Mon nom est Yüksel Koç, j’ai 55 ans et je suis père de deux enfants. Depuis mon arrivée en Allemagne, il y a 30 ans, je travaille et suis également engagé en politique. À l’heure actuelle, je copréside le Congrès des Sociétés Démocratiques du Kurdistan en Europe (KCDK-E), la plus grande organisation kurde d’Europe, qui regroupe 457 institutions et associations à travers l’Europe. Depuis le 17 décembre 2018, mes 13 camarades et moi-même, menons à Strasbourg une grève de la faim à durée indéterminée, dans le cadre de l’initiative “Liberté pour Öcalan”. Nous sommes au 65ème jour de cette action et notre santé se dégrade de jour en jour.

Pourquoi sommes-nous en grève de la faim?

Le maintien en isolement prolongé d’Abdullah Öcalan dans la prison de l’île d’İmralı se poursuit depuis son enlèvement illégal, le 15 février 1999. Le 18 mars 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé que l’isolement systématique imposé à Abdullah Öcalan avait violé l’interdiction des traitements inhumains et dégradants posée à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Bien que cette politique d’isolement ait été identifiée comme une sorte de torture par la CEDH, elle a été intensifiée par l’État turc. M. Öcalan est privé de tout contact avec ses avocats depuis le 27 juillet 2011 et, au cours des quatre dernières années, sa famille n’a pu lui rendre visite qu’à deux reprises. Ces deux visites ont été autorisées suite aux de grèves de la faim.

Afin de rompre l’isolement absolu imposé à M. Öcalan, un certain nombre d’actions, de manifestations et d’activités démocratiques ont été entreprises par le KCDK-E et d’autres structures, groupes et initiatives européens et kurdes. En outre, de nombreuses réunions ont été organisées sur ce sujet avec des organisations locales, nationales et internationales. Cependant, le silence du Comité pour la Prévention de la Torture (CPT) et des Etats européens face à cet isolement persistant a encouragé la Turquie à poursuivre ses politiques.

Dans ce contexte, tout en sachant que cette forme d’action pourrait avoir des conséquences graves, nous avons décidé d’entamer une grève de la faim afin de mettre un terme à l’isolement carcéral imposé à M. Öcalan et de pousser le gouvernement turc à reprendre les pourparlers de paix avec le Mouvement kurde. Au nom de la dignité humaine et des droits humains, nous appelons à la fin immédiate de l’isolement imposé à Abdullah Öcalan. Nous appelons la communauté européenne à soutenir notre demande et à faire pression pour que les institutions et les gouvernements concernés prennent des mesures urgentes.

Que signifie l’isolement imposé à M. Öcalan?

Le but principal de nos grèves de la faim est la levée de l’isolement imposé à M. Öcalan. L’isolement est une forme de torture, une violation des droits humains universels et un crime contre l’humanité. Parallèlement à l’intensification de sa politique d’isolement à l’encontre de M. Öcalan, le gouvernement turc AKP-MHP a lancé une nouvelle forme d’agression et mis en œuvre de nouvelles politiques de violations contre la population et la démocratie. L’État turc a lancé une offensive militaire contre les villes kurdes du pays, notamment Cizre, Nusaybin et Şırnak, dans le but de vider ces zones. Au cours de ces campagnes militaires brutales, plus de 200 jeunes civils kurdes ont été brûlés vifs dans des sous-sols d’immeubles. Il y a actuellement dans les prisons près de 10.000 militants politiques kurdes, dont les Coprésidents du Parti démocratique des Peuples (HDP), des Députés, des maires et de nombreux membres du parti. Le gouvernement AKP-MHP a nommé des administrateurs pour gouverner les municipalités précédemment gérées par des maires du HDP élus démocratiquement. Des milliers d’universitaires ont été traduits en justice, licenciés, arrêtés ou emprisonnés pour avoir réclamé une solution pacifique au problème kurde. De même, les défenseurs des droits humains, les militants, les journalistes et toutes les personnes qui s’opposent à la politique belligérante de l’État turc ont été soumis à des pressions systématiques de la part de l’État.

Ces politiques violentes ont également été mises en œuvre au-delà des frontières de la Turquie, contre les peuples de Syrie, principalement les Kurdes, les Assyriens et les Arabes. L’État turc a poursuivi une politique de nettoyage ethnique contre les Kurdes de Syrie. Toute la ville d’Afrin, dans le nord de la Syrie, est maintenant occupée par les forces turques et leurs alliés, et est ouvertement turquifiée. L’État turc a également perpétré des actes d’agression contre le peuple kurde à l’intérieur des frontières irakiennes et bombardé et tué des civils, notamment dans la région de Sinjar (Şengal) habitée par les Yézidis, alors que ceux-ci ne se sont pas remis du génocide récemment commis par le groupe terroriste ISIS.

L’État turc a mis en œuvre toutes ces politiques après la rupture des négociations de paix avec M. Öcalan de 2013 à 2015. Les négociations ont été rompues à la suite de l’ordre donné en 2015 par le président turc Recep Tayyip Erdoğan aux institutions de l’État de cesser de participer à ce processus. Ce décret d’Erdoğan a été suivie du rétablissement du régime d’isolement imposé à M. Öcalan et de l’engagement de l’État turc dans une politique de guerre totale contre les Kurdes et tous les groupes d’opposition.

Pendant la période des négociations de paix de 2013 à 2015, il y a eu un cessez-le-feu et personne n’a été tué de part et d’autre. Toutes les composantes de la société turque étaient engagées dans des discussions sur le processus de résolution, certaines s’exprimant librement en faveur d’une solution pacifique et œuvrant pour la fin du conflit. La révolution du Rojava, processus en cours dans le nord de la Syrie, a donné naissance à un nouveau système d’autogouvernance qui est le premier exemple au Moyen-Orient d’un projet en faveur de la liberté des femmes dans la société, qui permet à tous les groupes ethniques et religieux de vivre librement et de coexister, grâce à la protection de leurs droits démocratiques et de leurs identités diverses. Le HDP dont la création a été suggéré par M. Öcalan tente d’appliquer des idées similaires à la société en Turquie. Le HDP, qui a recueilli 13% des suffrages aux élections législatives turques de juin 2015 représentait les Kurdes, les Turcs, les Assyriens, les Laz, les Circassiens, les Alevis, les Yézidis, les chrétiens et les musulmans. Et, surtout, il a apporté la parité hommes-femmes au sein du parlement turc.

L’intervention belliqueuse d’Erdoğan a progressivement éliminé cet environnement démocratique et pacifique qui a duré quelques années en Turquie. Celui-ci a laissé place à une situation dans laquelle le gouvernement de l’AKP-MHP allait plonger la société dans davantage de conflits, de violations des droits et de militarisme. Ce processus a permis à Erdoğan d’établir sa propre règle. Le processus qui a commencé avec l’isolement de M. Öcalan a atteint un stade où l’Etat turc a été transformé en un système dictatorial octroyant à Erdoğan un pouvoir incontrôlé.

Nous, l’initiative « Liberté pour Öcalan », composée de dirigeants d’institutions démocratiques, de politiciens, d’une ancienne députée du HDP, d’une journaliste, d’un avocat, d’universitaires, de défenseuses des droits des femmes et d’activistes, tenons à exprimer notre soutien à la grève de la faim de la députée HDP Leyla Guven. Ses demandes sont aussi nos demandes. Ces revendications sont communes à toutes les personnes actuellement en grève de la faim au Sud-Kurdistan, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Canada, en Allemagne (Duisburg, Nurnberg, Kassel), en Autriche, à Strasbourg, ainsi que dans les prisons turques où 313 prisonniers ont rejoint cette action. La très brève rencontre entre M. Öcalan et son frère, le 12 janvier 2019, et la libération de notre amie Leyla Guven, résultent de notre résistance, mais sont loin de donner une réponse satisfaisante à nos demandes.

Nous voulons que l’opinion publique sache que nous aimons beaucoup la vie. Nous avons choisi cet acte pour ouvrir la voie à la vie et non pour mourir. Pour ouvrir la voie à la vie contre la guerre et les massacres, nous avons soumis notre corps à la faim, tout comme Gandhi. Nous le faisons non seulement pour le progrès démocratique du peuple kurde, mais également pour assurer la coexistence libre et égale de tous les peuples, ethnies et groupes religieux en Turquie et au Moyen-Orient. Nous aimons toute l’humanité et, afin de protéger le droit à la vie dans un environnement libre et démocratique, nous risquons notre vie en tant qu’acte démocratique et en tant que moyen de rechercher une solution.

A l’opinion publique européenne

Nous savons que l’opinion publique européenne, ainsi que les peuples soutiennent nos revendications humanitaires, mais, à ce stade, ce soutien doit être accru. Au 65ème jour de la grève de la faim, ma santé et celle de sept de mes amis a atteint un niveau critique. Malgré cela, nous allons continuer notre grève de la faim jusqu’à ce que nos demandes soient satisfaites. Pour éviter toute mort, tout le monde doit faire ce qui est en son pouvoir pour que nos demandes soient satisfaites.

Nous appelons l’opinion publique européenne à être solidaire, à soutenir nos revendications démocratiques et légitimes afin de convaincre les organes décisionnaires de la Commission européenne et les gouvernements européens de prendre les mesures nécessaires pour parvenir à une solution.

19 février 2019

Au nom des grévistes de la faim,
Yüksel Koç,
Coprésident du Congrès des Sociétés démocratiques du Kurdistan en Europe (KCDK-E)

 

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