L’enclave d’Afrin, 3e canton de la Fédération démocratique du nord de la Syrie, vit sous les bombardements des F16 et des chars turcs, depuis que le président turc Recep Tayyip Erdogan a décidé,  le 20 janvier,  d’attaquer cette paisible province, jusqu’ici restée à l’écart des massacres et des destructions toujours en cours dans le reste de la Syrie. Son armée est aidée par des milliers (le chiffre de 25000 est avancé) de combattants de brigades jihadistes de l’ASL, d’Al Nosra, mais aussi de Daesh, ce signifie le retour de Daesh dans une région dont ils avaient été chassés depuis longtemps.

Mais les médias français et européens évoquent à peine de temps en temps cette attaque. Pourtant les bombardements par le gouvernement syrien de la région de la Ghouta sont largement montrés et commentés. Pourquoi une telle différence dans le traitement de l’information alors que moins de 350 kilomètres séparent les 2 régions ? Pourquoi le moindre déraillement au fin fond du Nebraska ou un glissement de terrain en Colombie  font-ils l’objet d’un sujet dans les JT alors que l’invasion d’Afrin est un non événement médiatique ? Sans doute tout simplement parce qu’il n’y a pas d’images.

Pour comprendre ce silence et cette absence d’images il faut remonter à la tentative avortée de coup d’État en Turquie de juillet 2016. Outre les licenciements et les emprisonnements massifs qui ont touché tous les sympathisants, ou supposés tels,  du prédicateur Gülen, la presse sous toutes ses formes, journaux, chaînes de TV ou presse internet, a été la cible suivante du régime. 156 médias, dont tous les journaux et chaînes de télévision kurdes, ont été fermés depuis 2016 et un tiers des journalistes emprisonnés dans le monde le sont en Turquie. Les tentatives de résistance des journalistes comme celle de protester contre la fermeture du quotidien Özgur Gündem, pour défendre le pluralisme et la liberté de la presse, ont valu aux journalistes solidaires des arrestations  immédiates, sous l’accusation de « soutien au terrorisme ».

Le 16 février, trois célèbres journalistes turcs, Ahmet Altan, Mehmet Altan et Nazli Ilicak ont été condamnés  à la prison à vie sans possibilité d’amnistie, la peine la plus lourde possible puisque le président turc n’a pas encore rétabli la peine de mort. Leur crime ? Dans une émission de télévision diffusée à la veille de la tentative de putsch, ils auraient critiqué les autorités et le président lui-même, envoyant ainsi un « message subliminal de soutien aux putschistes » selon le procureur. Une accusation et une sentence qui font davantage penser aux procès en sorcellerie qui se sont tenus à Salem en 1692 qu’à un fonctionnement normal de la justice dans une démocratie.

Le journaliste germano-turc Deniz Yükel, correspondant de « Die Welt », emprisonné sans procès depuis un an, n’a dû sa libération, le même jour, qu’aux pressions appuyées de la diplomatie allemande et d’Angela Merkel elle-même. Deniz Yükel avait osé rapporter des fuites compromettantes concernant le ministre de l’énergie, Beyrat Albeyrak, qui est aussi le gendre de Racep Erdogan.

C’est dans cette ambiance délétère qu’à la veille du déclenchement de l’invasion turque à Afrin, les journalistes  encore en liberté ont reçu des directives très strictes. Ils ont été avertis qu’ils devaient « tenir compte des intérêts nationaux » et à tout moment « rappeler le soin pris par les forces armées pour ne pas toucher les civils » et « éviter les nouvelles susceptibles de remonter le moral du PKK/PYD ». C’est donc une presse turque sélectionnée et de toutes façons bâillonnée qui couvre l’offensive. Quant à la presse internationale, elle est pratiquement absente. Les équipes de TV étrangères sont empêchées de pénétrer dans le territoire et même les journalistes de la presse écrite, couvrant l’attaque depuis la frontière, ont peu d’informations à donner à part celles distillées par le service de presse de l’armée turque. « Le journalisme est pratiquement inexistant sur les lieux de l’opération » dit Erol Onderoglu, représentant de RSF en Turquie.

Une exception cependant, celle de Robert Fisk, qui fort de ses très bonnes relations avec le régime de Bachar Al Assad, a pu se rendre à Afrin et a écrit une série de trois reportages pour « The Independent ». Trois articles étonnants dans lesquels, écrivant à la première personne, il fait part de ses impressions personnelles sur une guerre qui n’a pas vraiment lieu, puisque, selon lui, à Afrin tout est calme, où il est « difficile de savoir pour quoi se battent les YPG », titre d’un de ses articles, où il présente  un médecin dans un hôpital comme un « officiel  des YPG »… Jusque là rien de bien dérangeant pour la Turquie, sauf qu’il va commettre l’irréparable, écrire un article dont le titre désigne les civils, les bébés, comme les premières victimes de cette guerre. La réaction du côté turc ne se fait pas attendre et une journaliste du quotidien à grande circulation Sabah va le dénoncer dans sa colonne intitulée « Le journalisme jaune de Robert Fisk » comme « un instrument de propagande du PKK et de sa branche syrienne le PYD ». Elle lui reproche de n’avoir consulté « aucune source turque officielle ou non pour écrire son article », mentionne au passage le médecin comme une source qui « ne dément pas son affiliation à un groupe terroriste, le PYD » et ne craint pas d’affirmer que « le but principal de cette opération est de sauver la population d’Afrin de l’oppression des YPG  ». Bien sûr, difficile de nier les 180 morts civils recensés pour l’instant, mais l’explication est simple, elle cite le premier ministre turc, Binali Yildirim, qui a affirmé que « les civils ont été pris pour cibles par les YPG, pas par les forces armées turques ».  Ce ne sont donc pas les bombardements des F16 et des tanks qui tuent les civils selon les seules voix qui sont autorisées à s’exprimer sur l’opération cyniquement appelée « Branche d’olivier »,  le gouvernement et les journalistes aux ordres,  mais les Unités de défense du peuple, les YPG.

Cette main-mise totale sur l’information complique beaucoup la compréhension de ce qui se passe sur le terrain. Selon Russia Today (RT), un accord entre le régime  et les YPG pour une intervention de l’armée syrienne pour repousser l’invasion turque aurait échoué. Le gouvernement syrien exigeait le désarmement des YPG en échange de son aide, condition inacceptables pour les défenseur.e.s d’Afrin. Pendant ce temps, la propagande nationaliste du gouvernement turc bat son plein, chauffant à blanc l’opinion conditionnée par une information à sens unique, sans que beaucoup de voix s’élèvent à l’étranger pour dénoncer cette dérive. Entre contrats économiques juteux et  rivalités entre grandes puissances, le sort de la démocratie et des libertés dans la région semble peser bien peu, et les réactions  à l’écrasement sous les bombes du projet féministe, multiethnique et démocratique de ce canton du Rojava passera inaperçu, puisqu’il n’y a pas d’images.

Mireille Court

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