Utilisée par l’État turc depuis des décennies, l’expropriation est une véritable arme démographique et sécuritaire dans les régions kurdes du pays. De Sur à Hasankeyf, les citoyen.nes concerné.es se trouvent démuni.es face à l’arbitraire de la politique mise en place par le pouvoir d’Ankara.

« Bon je te laisse, je ne peux pas trop traîner. L’administrateur AKP nous laisse une demi-heure pour récupérer ce qui peut l’être dans nos maisons. Ça fait plus d’un an que je n’y suis pas retourné… Si elle est encore en bon état, je démonte la climatisation et je repars. » Derrière sa moustache grisonnante, Ahmet* appréhende son retour dans son quartier de Cevatpaşa, au nord-ouest du district de Sur. Nous sommes en avril 2017 et depuis plus d’un an, lui et sa famille vivent chez des parents, en périphérie d’Amed (Diyarbakır). L’ampleur des destructions qu’il découvrira bientôt lui noue le ventre mais il se sait malgré tout chanceux : peu de personnes ont été autorisées à revenir, même quelques instants, dans leurs maisons. Comme lui, plus de 20 000 habitant.es de Sur ont été sommé.es de quitter les lieux pendant et à la suite des combats qui ont fait rage de l’automne 2015 au printemps 2016 entre les forces turques et l’insurrection urbaine kurde dans la partie est de la vieille ville d’Amed. La punition a été collective et la politique d’expropriation turque ne tient pas rigueur du caractère habitable d’une maison ou pas. Si les combats et les chars turcs ont effectivement endommagé Sur, les bulldozers de l’État se sont chargés de détruire tout ce qui restait.

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Le quartier de Cevatpaşa à Sur. Le quartier n’a été que partiellement rasé par les autorités (avril 2017).

Urbanisme d’État et gentrification

Ankara n’a pas traîné pour faire main-basse sur les quartiers est de Sur. Le 21 mars 2016, jour du Newroz (Nouvel an kurde), le Conseil des ministres promulgue un programme d’expropriation d’urgence à Sur. Officiellement, il s’agit de faciliter et d’accélérer les procédures d’indemnisation des personnes obligées de quitter leur domicile. Officieusement, le pouvoir AKP souhaite reprendre le contrôle d’un territoire urbain qui lui est traditionnellement hostile. Le symbole est fort dans la mesure où le cœur d’Amed bat à Sur et celui du Bakûr (Kurdistan de Turquie) à Amed… Il est intéressant de constater que les quartiers les plus affectés par les destructions sont ceux où le vote AKP était le moins important. Globalement à Sur, plus de 70% de la population a voté pour le HDP lors des élections de novembre 2015.

Destitué en avril dernier de son statut de député du HDP, Osman Baydemir évoque la politique menée par la Turquie à Sur : « en tant qu’avocat, je constate que l’État a pris le “droit” de saisir et de vendre les habitations qu’il veut. Normalement, il existe une procédure judiciaire pour saisir et vendre la maison de quelqu’un, mais aujourd’hui, ce processus n’existe pas car il n’y a pas de juges ou d’avocats pour le faire appliquer. Six quartiers de Sur ont été complètement démolis avec tout ce que les gens possédaient, ils n’ont même pas eu le temps de prendre leur veste avant leur expulsion, certain.es sont même parti.es pieds nus. (…) Pour contester ces expulsions, les victimes ne peuvent saisir aucune instance juridique, elles n’en ont pas le droit. Avec l’état d’urgence, surtout dans le Bakûr, les voies juridiques normales sont désormais fermées. »

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Une maison dans le quartier de Cevatpaşa à Sur (avril 2017)

L’article 35 de la Constitution turque évoque pourtant en ces termes le droit à la propriété : “chacun possède les droits de propriété et d’héritage. Ces droits peuvent être limités par la loi, mais uniquement dans un but d’intérêt public. Le droit de propriété ne peut être exercé d’une manière contraire à l’intérêt de la société.” Force est d’admettre que le gouvernement AKP a fondu l’intérêt public dans ses propres intérêts, facilité dans sa tâche par un état d’urgence qui s’affranchit à sa guise de la Constitution.

Comme le souligne Osman Baydemir, maire d’Amed de 2004 à 2014, « les approches des administrateurs locaux visent à introduire des populations, notamment à Sur, avec des capacités de mobilisation réduites. En remplaçant des pauvres par des riches, ils changent la perception politique d’un quartier donné. Les nouveaux bâtiments construits à Sur modifient la culture des lieux, altèrent son héritage et seules des personnes aisées peuvent acheter ces nouveaux logements. Voici le but des autorités : changer la nature de la population, changer la culture de Sur. »

De nouveaux logements hors de prix

Si les expropriations de Sur relèvent d’un aspect sécuritaire et politique, celles actuellement conduites à Hasankeyf et ses alentours rentrent dans le cadre des expropriations dites d’utilité publique. Le projet du barrage d’Ilisu situé en aval est porté depuis des décennies par l’État turc. La montée des eaux dans la vallée du Tigre va contraindre près de 80 000 personnes à abandonner leurs habitations tandis que plus de 3 000 familles nomades de la région seront affectées dans leurs déplacements et modes de vie. Des centaines d’appartements ont été construits par l’État dans des dizaines d’immeuble pour reloger les exproprié.es dans ce qui sera le “nouveau” Hasankeyf.

Seulement, les indemnités financières proposées par les autorités sont bien inférieures au prix d’un nouvel appartement, respectivement 50 à 60 000 livres turques (10 à 12 000 euros) contre environs 170 000 livres turques (soit environ 33 000 euros). Cité par un rapport de la plate-forme associative Initiative to Keep Hasankeyf Alive, le maire de la petite ville estime que moins de 5% de la population locale est en mesure de payer un tel montant pour se reloger dans la nouvelle ville, toujours en construction. Le cas d’Ikram*, issu d’une famille de commerçants établie de longue date à Hasankeyf, illustre bien le problème posé par l’expropriation : « la maison de ma famille est ancienne, construite en briques. Bien sûr, sur le marché, elle ne vaut pas grand-chose et c’est le prix que nous propose l’État. Mais comment fait-on pour se reloger ensuite ? Les prix des nouveaux appartements sont bien trop chers pour nous. On ne sait pas encore où l’on va aller… »

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Des expropriations ont déjà eu lieu à Hasankeyf, notamment pour élargir la route par laquelle transitent les véhicules chargés de transférer certains monuments historiques (mausolée, minarets…) vers le “Parc culturel” du “Nouveau” Hasankeyf. (Mars 2018)

Des commissions juridiques d’indemnisation devant lesquelles mener des recours existent pourtant mais il est légitime de douter de leur impartialité. La lenteur de leurs prises de décision est pointée du doigt alors que plus d’un demi-million de civil.es ont été forcé.es de quitter leur foyer depuis 2016 au Bakûr. Rien n’est fait par le gouvernement turc pour aider les personnes expulsées dans leurs démarches administratives. Elles se retrouvent souvent livrées à elles-mêmes, notamment à Sur. Le processus d’indemnisation y est plus opaque qu’à Hasankeyf, où les populations locales peuvent compter sur le soutien de nombreuses associations.

« En fait, les autorités font ce qu’elles veulent »

Avec la destruction totale d’un tiers du district de Sur « le problème des personnes qui y vivaient pour se faire indemniser est qu’elles ne connaissent pas exactement la surface de leurs maisons, ni ce qu’il y avait précisément à l’intérieur au moment de leur expulsion. Elles ne savent même pas quelle personne ou instance décide de l’indemnisation accordée », affirme Osman Baydemir. « Pour beaucoup de biens appartenant à ces personnes, il n’est pas possible de leur donner une valeur financière. Quel prix donner à des arbres dans votre jardin ? En fonction de leur taille, de leur âge ? Ce qui est certain, c’est qu’aucune personne n’est d’accord avec son expulsion, aucune n’est satisfaite des indemnisations accordées. Celles-ci ne s’appuient sur aucune grille cohérente, personne ne sait combien il va être indemnisé avant d’avoir reçu l’argent. En fait, les autorités font ce qu’elles veulent. »

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D’une maison individuelle à l’habitat collectif. Visible en arrière-plan, le “Nouveau” Hasankeyf. (Mars 2018)

Si les raisons invoquées par l’État central pour exproprier sont variées, elles poursuivent un même but au Bakûr. A Sur comme à Hasankeyf, la Turquie s’attache à briser les structures sociétales existantes et en créer de nouvelles qui lui soient plus favorables. Les destructions urbaines, culturelles et historiques comptent parmi ses outils favoris pour y parvenir. Vient ensuite le temps des expropriations puis celui de la modification démographique. Même si tout semble se monnayer en Turquie, des marchés publics aux bulletins de votes, il est de choses qui ne s’achètent pas. Peu importe leurs montants, les indemnisations consécutives aux expropriations n’apaiseront jamais le vol étatique d’un mode de vie, d’une culture urbaine ou rurale, d’une histoire personnelle, familiale et collective. Ce traumatisme partagé par des centaines de milliers de personnes au Bakûr aura tôt au tard un effet pervers pour Ankara.

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