Plus de deux ans et demi après avoir été libérée de l’État islamique, la région du Sinjar peine à effacer les stigmates du nettoyage ethnique et de la guerre. Une grande partie de la population à majorité yézidie a quitté ce bout de terre désolé aux confins nord-ouest de l’Irak. Celle qui est restée ou revenue se désespère de voir une reconstruction qui n’avance pas. 

« Nous recevons peu de soutiens venant d’Irak ou de l’étranger. Des ONG viennent sur place, prennent des notes, mais rien ne se passe. Nous avons été abandonnés de tous, le monde reste sourd à nos souffrances. Le peuple yézidi vit entre quatre murs… ». Le constat de Xela Xubeyda Heç, co-président de l’Assemblée de communes de Xana Sor, au nord des monts Sinjar, est amer, sans appel. Vivre entre quatre murs… Ou plutôt autour d’une montagne, seule au milieu des plaines arides et du désert. Forteresse naturelle esseulée, vulnérable. Hier prospère carrefour commercial entre l’Irak et la Syrie, aujourd’hui délaissé de tous. Se rendre dans cette région n’a rien d’évident et contribue au sentiment d’isolement de la communauté yézidie.

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La ville de Sinjar vue de la montagne

La route la plus rapide menant vers la région autonome kurde, la Syrie et ses villes de la Djézireh, via le poste-frontière de Rabia, est fermée depuis plus d’un an, victime du jeu d’influence que se livrent les milices Hashd al-Shaabi de Bagdad et les peshmergas du PDK d’Erbil. Une autre voie à l’est rejoint la Syrie, mais le trajet est bien plus compliqué, entre une piste au milieu des sables et des routes défoncées. Les voies de communication vers le sud sont peu empruntées. Elles ne sont pas sûres et conduisent vers des régions où l’extrémisme religieux perdure. Une route en bon état conduit à l’est vers le reste de l’Irak et Mossoul, ravagée par la guerre et elle aussi en pleine reconstruction. La seconde ville du pays semble bien plus éloignée que les 130 kilomètres qui la séparent du Sinjar. Les voyages sont longs avec d’innombrables check-points et le passage soumis au pouvoir arbitraire des Hashd al-Shaabi et de l’armée irakienne qui les tiennent. Depuis plus d’un mois, on est sans nouvelles d’une famille disparue sur la route en revenant de Mossoul…  

Un État irakien déficient 

Le Sinjar vit replié sur lui-même et les aides à la reconstruction ont les plus grandes peines à parvenir jusqu’ici. La région a longtemps été gérée par le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) qui, après l’avoir lâchement abandonnée à Daesh en août 2014, l’a de nouveau administrée après sa libération totale fin 2015. Mais avec le référendum sur l’indépendance du Kurdistan d’Irak en septembre 2017 et la réponse musclée de Bagdad, l’État fédéral irakien a retrouvé ses prérogatives sur le Sinjar.

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Après le retrait des peshmergas en octobre 2017, le drapeau irakien a remplacé celui du Gouvernement Régional du Kurdistan

Un retour du pouvoir de Bagdad sur le Sinjar qui ne se traduit que par la rénovation de quelques bâtiments administratifs. Et encore… Seules les rues principales des localités détruites par l’occupation de Daesh, les combats et bombardements pour leur libération, ont été déblayées. Comme les actions entreprises pour la reconstruction, les aides financières du gouvernement irakien sont inexistantes. Les populations qui ont dû fuir la barbarie et tout laisser derrière elles, si elles reviennent, doivent se débrouiller seules.

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Village de Hurdeh, au nord-est des monts Sincar

Selon les estimations fournies par le représentant de Bagdad pour la partie nord de Sinjar, 100 000 habitants vivent actuellement dans toute la région, contre 300 000 avant l’arrivée de l’État islamique.  Lui-même yézidi, il se montre très critique à l’encontre des gouvernements irakien et kurde autonome :« hormis un soutien militaire lors de la reconquête du Sinjar, l’Irak et le GRK n’ont rien fait. Tout le monde est victime de la situation présente et passée bien que ce soit les femmes qui aient le plus souffert. La reconstruction, le sort des personnes disparues (3000 femmes et adolescentes seraient toujours captives de Daesh), l’ouverture des fosses communes et l’identification des corps qui y reposent, la sécurité, toutes ces responsabilités incombent à Bagdad et à Erbil ». Les ruines des quartiers ont été nettoyées des mines et engins explosifs, pas les terrains aux alentours. Les infrastructures de santé sont minimales et l’accompagnement psychologique des populations qui ont souffert des traumatismes inimaginables, négligé.

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Ecoliers dans un camp de Serdesht, sur le plateau des monts Sinjar

En pratique, la seule manifestation visible de l’État irakien se traduit par la présence de son armée et de sa police le long des routes du Sinjar. Des centaines d’hommes, envoyés de Bagdad qui n’apporte rien, si ce n’est un semblant de sûreté. D’ailleurs, plus de 2000 familles yézidies vivent toujours dans plusieurs camps des monts Sinjar, signe que la reconstruction et le sentiment de sécurité ne sont toujours pas à l’ordre du jour dans les villes et villages de la plaine.  

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Vue d’ensemble du plateau de Serdesht, sur les monts Sinjar, occupé par plusieurs camps de déplacés yézidis
« On fait en sorte que ce qui tient encore debout le reste »

La majeure partie de l’aide, insuffisante, qui parvient à la population provient du nord de la Syrie et de son auto-administration, pourtant elle-même en proie à de nombreuses difficultés sur les plans commercial et économique. Avec le PKK, l’auto-administration syrienne avait été la première à réagir aux massacres et à envoyer ses YPG/YPJ au secours du peuple yézidi. Elle a formé les forces d’auto-défense locales, les Yekîneyên Berxwedana Şengalê (YBŞ, Unités de Résistance du Sinjar), créées en 2015 sur le modèle des Unités de Protection du Peuple (YPG/YPJ) syriennes. Celles-ci coopèrent avec les forces armées fédérales irakiennes et il est courant de les voir tenir un check-point ensemble. La Syrie du Nord a également été la première à fournir une aide matérielle concrète pour reconstruire, les murs et l’avenir.

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Barricade dressée par les forces kurdes durant les affrontements avec Daesh dans le centre de Sinjar
Quant à la communauté internationale, elle brille par son absence sur le terrain civil. Son silence a écœuré lors des massacres où 5000 à 6000 yézidi.es ont été assassiné.es selon certaines sources. Son attitude dégoûte toujours autant aujourd’hui. L’observation de la situation, l’écriture de rapports, tout cela n’a pas d’importance lorsque vous manquez de tout, qu’aucun soutien effectif n’arrive et que votre peuple se tient seul debout. Pour Dijwar Faqiri, porte-parole des YBŞ, « nous attendions une réaction de la communauté internationale due à l’ancienneté de notre peuple. Parler des Droits de l’homme face à tant de massacres et de destructions, c’est comme mettre les gens dans une tombe et leur donner du pain. À quoi ça sert ? ».
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La rue du Bazar, dans le centre de Sinjar
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Les restes d’un commerce dans le bazar en ruine de la ville de Sinjar

Lucide et désabusé, le militaire yézidi sait que la situation n’est pas près de revenir à la normale, entre traumatisme psychologique collectif, exode massif et ampleur des reconstructions à mener. À lui de conclure, en quelques mots, et de résumer la situation actuelle : « si Bagdad reconnaît et soutient militairement les YBŞ, il ne soutient pas du tout le civil. L’aide en provenance du Rojava (ndlr :la Syrie du Nord) est supérieure à celle en provenance d’Irak. Il s’agit essentiellement d’ONG, pas du gouvernement fédéral, ni celui d’Erbil. L’État ne participe aux reconstructions que là où il a ses structures comme les préfectures, les casernes… Il ne soutient pas le peuple. De manière générale, on fait en sorte que ce qui tient encore debout le reste ».

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