Azad Ziya Eren, Instituteur de campagne en Anatolie. Editions Bleu autour, 140 p., 13 € Préface de Enis Batur

Paru aux éditions Bleu Autour, ce journal retrace le quotidien d’enseignant de Azad Ziya Eren dans le village de Sakizköy de la région de Diyarbakir. L’ouvrage a ceci de remarquable qu’en quelques pages brossant le quotidien d’instituteur de Azad, il évoque les multiples aspects de la vie au Kurdistan et la façon dont l’état turc maintient une emprise coloniale sur la région. Pour celle ou celui qui s’intéresse à la question comme ceux qui la découvrent, l’ouvrage ouvre de nombreuses pistes de réflexion et invite à se documenter davantage sur la région. On peut regretter toutefois que le titre parle « d’Anatolie » au lieu de « Kurdistan », mais ce choix a probablement été fait en référence à l’ouvrage de Mahmut Makal.

Ce livre s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage de Mahmut Makal, « Un village anatolien », écrit en 1948. A la fois dans la démarche, dans la forme avec les photographies prises par les auteurs qui illustrent chacun des deux livres, mais aussi par les similarités que constate l’écrivain entre cette époque et aujourd’hui. Le dénuement dans lequel se trouve le village pousse l’auteur à s’interroger

« C’est à se demander ce qui a changé en l’espace de cinquante-deux ans… ». A travers cette simple question, c’est toute la problématique du sous-développement économique des régions kurdes qui est posée. Alors que l’état turc investit dans des projets de construction pharaoniques, les infrastructures du Kurdistan restent sous-développées. Les routes sont mal entretenues, compliquant les déplacements. Azad décrit l’état pitoyable dans laquelle se trouve l’école où il enseigne, où « le premier jour (…) le sol n’est qu’une flaque ». Le chômage est endémique, forçant les jeunes à émigrer vers les grandes villes de l’ouest pour tenter de trouver un travail, et maintenant la population majoritairement rurale dans la précarité. L’agriculture se pratique à petite échelle, et les paysans souffrent de la concurrence des grandes exploitations de l’ouest ou du centre qui cassent les prix. Dans les petits villages, tout le monde doit travailler, même les enfants, parfois au détriment de leur scolarité : « à mon arrivée, l’école n’est fréquentée que par quelques élèves. Je parviens à en rameuter quelques autres en arpentant les pâturages, les champs de coton (…) ». Et parfois, les cours sont interrompus par le vacarme des hélicoptères de combats qui survolent le village, ou des bombardements de l’armée turque dans les montagnes.

Azad évoque aussi l’influence religieuse importante, alors qu’il doit convaincre certains parents d’envoyer leurs enfants à l’école publique plutôt qu’à l’école coranique. Tiraillés entre plusieurs langues, les enfants peinent à apprendre. Une influence toutefois marquée par la survivance d’anciennes pratiques religieuses, notamment ézidies, évoquées par le vieux sage du village avec qui l’instituteur a sympathisé. Il ne faut par exemple par prendre de bain le mercredi, ou ne pas jeter ses ongles coupés dans la maison.

Le village où enseigne Azad est tenu par les korucu, les « protecteurs de village ». Ce corps est officiellement créé en 1924, mais sera réellement réactivé en 1985, alors que les actions de guerilla du PKK contre l’armée turque s’intensifient. Recrutés dans les villages, les korucu sont payés et armés par l’état pour lutter contre le PKK. Au fil du temps, ils sont devenus une véritable milice, dont certains groupes sont formés à la manière des commandos de l’armée. En 2004 leur nombre était estimé à 100 000. Les korucu se sont vite rendus coupables de nombreuses exactions sur la population. Surtout, leur recrutement s’entremêle aux structures féodales de la société kurde, elles mêmes liées aux affiliations aux partis politiques. Certains clans en profitent ainsi pour régler leur conflit avec d’autres et pour asseoir leur domination sur la population des villages où ils sont présents. Le journal d’Azad en est un témoignage intéressant. Il décrit leur comportement dans le village, avec les autres habitants, et le sentiment de toute puissance dont ils sont investis. Evidemment, le chef du village et ses fils sont à la tête des korucu. Impossible de dialoguer avec eux quand ils envoient leurs enfants travailler aux champs plutôt qu’à l’école. Et quand l’instituteur refuse de valider le diplôme de turc de deux d’entre eux qui n’ont pas assisté aux cours, c’est l’arme à la main qu’ils viennent lui demander des comptes.

Pour lire un excellent article sur les korucu : http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-48-la- guerre-les-protecteurs-de-village-123145400.html

Après la publication de son journal, les korucu, furieux de la façon dont les décrit Azad, menacent l’auteur de représailles. Par chance, il est muté à Diyarbakir, dans le quartier de Sur, juste avant qu’ils ne prennent connaissance de ses écrits. L’école où il enseigne est détruite en 2015, lors des violents assauts de l’armée turque pour chasser les combattants kurdes qui y avaient déclarés – et officieusement, en profiter pour raser la zone. Blessé à deux reprises, Azad part pour Istanbul. Comme des milliers d’autres enseignants, il est suspendu lors des purges qui suivent la tentative de coup d’état de juillet 2016.

Censées viser les instigateurs du coup d’état, les purges sont en fait le prétexte pour le régime d’Erdogan de liquider toute opposition. Les enseignants kurdes, et notamment les syndicalistes d’egitim sen, sont particulièrement visés par la répression. Sur un total d’environ 1600 enseignants syndicalistes licenciés, 132 l’ont été à Diyarbakir. Face aux purges, les syndicats tentent comme ils peuvent d’assurer une solidarité. Egitim Sen verse à ses adhérents licenciés une aide financière, qui chute de mois en mois alors que les ressources du syndicat s’épuisent. Des enseignants tentent de construire des alternatives, de la vendeuse de riz dans la rue à la librairie-papeterie coopérative. Si pour Hatice, co-dirigeante de la branche 1 d’egitim sen à Diyarbakir, l’état a échoué dans sa politique d’intimidation, les départs du syndicat ayant été moins nombreux qu’attendu, les syndicalistes ont un besoin impérieux de soutien, financièrement et politiquement. A ce sujet, une campagne de solidarité intersyndicale a été lancée en France, à laquelle il est possible de participer en contactant par exemple le syndicat Solidaires ou la CGT.

Pour en savoir plus sur la répression syndicale : http://www.kedistan.net/2017/05/30/emek- kirtasiye/

La position délicate des enseignants kurdes est évoqué à plusieurs reprises dans le livre. A la fois membre de l’état et opprimé par celui-ci, défenseurs d’une culture et transmetteur de celle de l’oppresseur, ils tentent malgré tout à travers l’éducation d’ouvrir la possibilité d’un meilleur futur aux enfants qu’ils prennent en charge.

La biographie d’Azad, présentée dans l’ouvrage par les éditeurs, permet de compléter l’aperçu donné par le journal. Né en 1976 dans une famille arméno-kurde de la province de Diyarbakir, il étudie la biologie avant de passer le concours d’instituteur, suivant ainsi la trace de ses parents. Il est emprisonné et torturé en 1999 dans la vague d’arrestations qui suivit la capture de Abdullah Öcalan, leader du PKK. Si il n’appartient pas à l’organisation, Azad est dans le collimateur des autorités pour avoir lancé une revue littéraire, « çorba » (la soupe). Il reste 10 jours en garde à vue, et est torturé. Ses écrits poétiques le font peu à peu connaître, et il obtient le soutien de l’écrivain Enis Batur, qui l’encouragera à écrire son journal d’instituteur. Ce dernier a bien failli ne jamais voir le jour : l’ordinateur d ‘Azad est volé lors d’un cambriolage, et il perd ses manuscrits. Ne reste plus que la première partie de ceux-ci, publiés par Batur dans une revue.

Son poste à Sakizköy sera interrompu par le service militaire, qu’il avait réussi à esquiver jusque là, prétextant, comme nombre de jeunes kurdes, de son statut d’étudiant. Il est affecté dans un régiment où sont envoyés les membres de minorités : Kurdes, Alévis, Arméniens… La description de ce qu’il y vit apporte là aussi un éclairage important sur ce que doivent subir les jeunes hommes kurdes. Si les plus riches peuvent être exemptés du service militaire en payant une forte somme d’argent, les autres doivent le subir, sous peine de ne pouvoir exercer ensuite un certain nombre de professions, dont toutes celles de la fonction publique. Azad échappera de peu à la mort suite aux brimades de ses supérieurs.

Suite à son licenciement en 20116, le passeport d’Azad est confisqué, mais son statut d’auteur lui permet de gagner le soutien notamment de la France, où il émigre avec sa famille pour participer à une résidence d’artiste vers la Rochelle, avant d’être invité aux Etats-Unis. Un prochain roman paraitra aux éditions Bleu Autour, « Zagros, fils de Chronos ».

Le cas d’Azad n’est qu’un exemple, ils sont des centaines d’écrivains kurdes ou turcs, ainsi que de journalistes, à subir aujourd’hui la répression du régime d’Erdogan pour avoir osé le critiquer ou pour affirmer le droit des minorités à faire vivre leurs cultures. Si certains noms franchissent les barrières médiatiques, comme celui d’Asli Erdogan, la plupart d’entre eux nous sont inconnus. Même si ils écrivent en turc, pour les écrivains qui se revendiquent kurdes, ou qui parlent du Kurdistan en le nommant comme tel dans leurs ouvrages, la situation est pire encore. Le fait d’écrire, et encore plus d’écrire en langue kurde constitue une résistance. Il est temps maintenant que le milieu littéraire, universitaires en tête, les soutiennent. Cela peut commencer en dénonçant les partenariats avec des universités qui collaborent ouvertement avec le régime turc.

Si quelques thèmes du journal ont été présentés ici, cette chronique est loin de refléter toute la richesse de l’écrit d’Azad, notamment quand il saisit des scènes la vie quotidienne, des portraits d’enfants ou de villageois, ou quand il s’interroge sur le sens de l’enseignement. Si il faut finir sur quelques mots : Lisez-le !

 

 

Par Loez

 

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