Devant le bureau incendié de l'Union Patriotique du Kurdistan.

Un dicton kurde dit qu’un arbre ne peut pas s’épanouir si l’on ne mets pas de sang dans la terre à ses racines. C’est pourquoi il arrive que les familles endeuillées plantent un arbre sur le lieu où est tombé un proche. Le mois dernier, la violence qui a frappé plusieurs villes du sud-Kurdistan (Irak) a donné l’occasion à plusieurs familles de faire revivre cettre tradition.

Cérémonie en hommage à Bashir Ismail Zaher dans son école

Les manifestations qui ont secoué le sud-Kurdistan le mois dernier ont dégénéré en émeutes et ont poussé une foule agitée à saccager puis brûler les bureaux de plusieurs partis politiques dans diverses villes de la région autonome Kurde. Dans la province de Suleymanyeh, la plupart des villes ont connu un scénario similaire : les enceintes des principaux partis ont étés pris pour cible, certains incendiés, ainsi que quelques bâtiments administratifs. Prises de court, les autorités n’ont eu d’autre recours que la force et ont ouvert le feu sur le manifestants, faisant au moins treize victimes et des dizaines de blessés. Des centaines d’arrestations de manifestants et de personalités considérées comme subversives ont eu lieu. Plusieurs médias ont été pris pour cible, des journalistes aggressés dans l’exercice de leur fonction, un groupe de média a été suspendu des ondes pendant une semaine, son président s’est résolu à la clandestinité de peur de représailles. Rapidement, des unités de peshmergas et des forces anti-émeutes ont envahi les rues de toutes les villes où l’agitation sévissait et ont mis un terme aux manifestations.

Le bureau du parti socialiste démocrate après les manifestations

Que revendiquait la rue? Tout simplement les salaires impayés depuis trois mois et divisés par deux, puis trois, puis quatre depuis plus d’un an et demi. Avant d’être suspendus, ils n’arrivaient que tous les mois et demi. Une autre source de colère est la frustration découlant du référendum pour l’indépendance du Kurdistan qui a débouché sur l’effet inverse de celui escompté : au lieu de permettre la création d’un État Kurde souverain, le territoire contrôlé par les autorités du Gouvernement Régional Kurde a été amputé de près de moitié lorsque les forces irakiennes et leurs milices ont avancé vers le Nord. Revers politique, incompétence, corruption, népotisme sont les pincipaux motifs de griefs qui ont poussés les manifestants à s’exprimer à travers la région.

Taha Betwatayi, le père de Mohammed.

 

« Les gens n’ont plus de quoi assurer leur subsistance. Une fois que les factures sont payées, il ne reste rien » nous explique Taha Betwatayi, le père de Mohammed, une des victimes des manifestations de Ranyeh. Mohammed, 19 ans, a été tué en face des bureaux du parti Yekgirtu (l’Union Islamique du Kurdistan, parti proche du Parti Démocratique du Kurdistan dirigé par Massoud Barzani), alors qu’il observait de loin des émeutiers incendier les bâtiments du parti politique. A quelques mètres de là, Bashir Ismail Zaher, 16 ans, est également tombé sous les balles. Une tâche de sang cramoisi marque encore l’emplacement où ils ont étés fauchés. Nous avons pu rencontrer les deux familles de ces victimes quelques jours après l’enterrement des martyrs.

La famille de Bashir pose avec son portrait.

 

En ce vendredi, au moment de rencontrer Taha Betwatayi chez lui, il n’est pas présent. « Il revient de la mosquée » nous disent des proches. Un peu plus tard, Taha, entouré de quelques amis s’avance dans la rue non pavée. Le visage éprouvé, grâve, il s’exprime doucement, mais avec prestance peu commune. Ses grands yeux bleus semblent fixés sur un horizon lointain, même l’orsqu’ils vous observent. « Mohammed était un garçon joyeux, mais il voyait la situation dans laquelle sa famille vivait depuis que le gouvernement ne paye plus les salaires. Nous ne pouvons plus rien nous acheter. C’est ce qui a poussé tant de jeunes à prendre la rue. Mais il n’a pas participé aux saccage des bureaux des partis politiques ou des bâtiments administratifs. Il était là pour manifester, pas pour piller. C’est les services de sécurité du PDK qui l’ont assassiné, Bashir et lui».

Le bureau du parti Yekgirtu en face duquel sont morts Mohammed et Bashir

 

L’emplacement du drame se situe à l’entrée de Ranyeh sur la route qui mène à  l’université. D’un coté du boulevard se trouvait les  bureaux du parti Yekgirtu, de l’autre étaient Bashir et Mohammed. Derrière eux, à environ 150 mètres, entre deux maisons, se trouve un bâtiment appartennant au parti PDK. La fenêtre de tir est étroite, mais pourtant les tireurs sont parvenus à toucher les deux jeunes presque simultanément avec leur mitrailleuse PK depuis une tourelle du bâtiment. « Ils étaient à au moins 150 mètres, ils ne présentaient aucun danger pour les infrastructures du PDK et ils n’ont pas participé au pillage du bureau de Yekgirtu. C’est injustifiabe ».

Ismail Haje Zaher, le père de Bashir, tout aussi bouleversé mais enclin à s’exprimer, nous parle de son fils d’une manière similaire : « Bashir aimait écrire. Lorsqu’il s’est rendu à la manifestation, il n’avait qu’un téléphone et un stylo dans les poches. Son frère est un Peshmerga. Il s’est battu pour son pays contre l’Organisation État Islamique, mais il n’a pas touché un dinar depuis plusieurs mois. Bashir sentait son angoisse et il était remonté contre les dirigeants de son pays. Mais il ne participait pas aux violences. Il espérait juste que le gouvernement allait se résigner à démissionner » Ismail a joué un rôle important durant les manifestations. Il a servi d’intermédiaire entre les autorités et les manifestants. Il faisait parti d’un comité populaire qui indiquait  les heures des rassemblements à la municipalité et s’assurait qu’un minimum de dégâts soient causés sur les infrastructures.

Ismail Haje Zaher, le père de Bashir. Derrière lui, le cousin de Mohammed, qui a assisté au drame.

 

« Je dois vous dire, et je suis catégorique. Les hommes qui ont mené les aggressions contre les bureaux des partis n’étaient pas de Ranyeh. Beaucoup d’entre eux portaient des cagoules. C’est une petite ville ici, tout le monde se connnait. Mais eux, on ne les avait jamais vus. J’en ai arrété un, je l’ai pris par les épaules, je lui ai dit, mais pourquoi vous faites ça ? d’où venez vous ? Je lui ai même enlevé sa cagoule, et il m’a avoué qu’il était de Shamshamal et qu’on l’avait envoyé ici pour mener les actions musclées contre les bureaux politiques. ». Quelque soit la véracité de ces affirmations, qu’ont relayé beaucoup d’habitants rencontrés à Ranyeh, ce sont les habitants de la ville qui ont payé le prix fort de la violence, en terme d’arrestation, de sévices, de dégâts matériels et de martyrs. En ce jour sombre où son fils et Mohammed sont morts, il a assisté  à la scène de loin. « Arrettez de tirer, ce sont des adolescents, ils n’ont rien fait! » lança-t-il aux tireurs sans savoir que c’est son propre fils qui était visé. Le soir venu, il recevait un appel de l’hôpital pour apprendre la tragique nouvelle.

Le siège calciné de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK).

 

« Vous savez, on vit mieux qu’il y a trente ans ici. Mais là, la situation est en train de se dégrader sérieusement. Et je ne parle pas seulement en terme de niveau de vie. La liberté d’expression diminue. Et encore, on est dans la province de Suleymanyeh » nous dit Taha. La région autonome du sud-Kurdistan est divisée entre deux zones d’’influences. D’un coté, le PDK contrôle Erbil et Dohuk, et de l’autre l’UPK gère la province de Suleymanyeh. « A Suleymanyeh, la situation a évolué vers le pluralisme et une certaine liberté d’expression, Mais à Erbil, tu ne peux rien dire. Les autorités t’envoient directement les forces de sécurité, les journalistes sont emprisonnés, assassinés… Et maintenant on n’a même plus assez pour s’acheter quoi que ce soit ». Nos interlocuteurs insistent beaucoup sur l’idée que la région de Suleymanyeh est plus avancée que l’autre. Mais cela n’a pas empêché le développement d’une corruption tout aussi endémique qu’à Erbil ni la répression pendant les manifestations. « Les dirigeants ont eu peur que les choses dégénèrent car ils savent que les gens sont à bout. Mais ils ne font que retarder le problème. Les manifestations ressurgiront tant que les problèmes ne seront pas résolus. Inutile de traiter les manifestants de voyous ou de terroristes comme l’ont fait certains proches de Barzani, il faut ouvrir les yeux et aller de l’avant ».

Taha et sa famille ne demandent qu’une seule chose: que justice soit faite.

 

Qui est responsable de la mort de vos enfants selon vous vous ? « Le responsable de la sécurité qui a donné l’ordre d’ouvrir le feu sur nos enfants. Tout à l’heure, il y a un responsable du PDK qui va venir m’exprimer ses condoléances. Mais je n’en ai pas envie, qu’est-ce que je vais lui dire ? Son parti a du sang sur les mains et il vient chez moi » répond Taha, bien conscient que le problème va au delà de l’échelon local de responsabilité. Il nous fait part de son souhait de voir une nouvelle génération de dirigeants. « Où est la démocratie ? Qu’ont fait les politiciens depuis vingt ans ? Nos routes, nos écoles, nos hôpitaux sont vétustes, les caisses sont vides, et pourtant on exploitait le pétrole à Kirkouk!». Effectivement, la production des champs de Kirkouk et des autres puits de pétrole sous contrôle Kurde pendant quatre ans, estimée à plus de 600 000 barils par jour, n’a pas permis de développer le sud-Kurdistan. Des scandales de corruptions énormes ont terni le bilan de nombreux dirigeants des principaux partis politiques, sans que cela n’ait suffi à les pousser à la démission. Beaucoup ici voient dans le référendum, par exemple, comme une tentative de Massoud Barzani de masquer ses échecs et de redorer son piètre blason. Allez-vous intenter une action en justice ? Nos interlocuteurs lèvent les yeux au ciel. « Il n’y a pas de justice ici. On ne peut pas faire confiance à qui que ce soit . En revanche nous souhaiterions entrer en contact avec des associations de défense des droit de l’homme, pour qu’elles nous aident d’une manière ou d’une autre, qu’elles fassent pression sur les dirigeants de ce pays » .

Un bureau de l’UPK calciné dans le centre-ville de Ranyeh.

 

Après ces entretiens, nous nous donnons rendez-vous sur site de la tragédie. Face au bâtiment carbonisé du Yekgirtu, Taha, bientôt rejoint par Ismail rejoue la scène, nous montre la tourelle dont sont partis les tirs. Elle semble si lointaine.

Taha nous montre d’où sont partis les balles aux pieds de l’endroit où son fils est mort quelques jours plus tôt.

 

À un moment, il s’immobilise, fixe le sol. Sur la terre brune, une tâche noirâtre est encore visible. Il a plu, la marque disparaît peu à peu, mais il sait que c’est là que son fils a été fauché.

Un des deux arbres planté par les familles des victimes

Du doigt, il nous pointe l’endroit où était le corps de Bashir. Spontanément, Taha commence à ramasser quelques pierres et les accumule sur la tâche faite du sang de son fils, pour marquer l’emplacement. Le long du trottoir, deux arbres ont étés plantés par les familles. La terre dans laquelle ils croîtront contient désormais le sang des martyrs. Les arbres seront robustes.

Par Rojbin Muslim

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