Lors de la table ronde dans les locaux du Centre de recherche syrien, sur les "enjeux politiques en Syrie" le 18 mars 2018 à Paris.

“On est dans le grand jeu et les Kurdes en payent le prix” (Gérard Chaliand), “L’enjeu pour la Turquie, c’est d’obtenir le leadership régional” (Khatar Abudiab), “Ce que la Turquie va mettre en place là-bas ne sera plus jamais l’Afrin d’avant” (Jérémy André)

Par Chris Den Hond

Lors d’une table ronde tenue ce dimanche dans les locaux du Centre de recherches syriennes sur les enjeux géopolitiques d’Afrin, Khaled Issa, représentant du Rojava en France, Gérard Chaliand spécialiste de la géopolitique en particulier des conflits “irréguliers” et Khatar Abudiab, spécialiste de la géopolitique et professeur à l’Université Sorbonne et Jérémy André, journaliste Le Point, ont analysé les enjeux géopolitiques actuels en Syrie. 

Khaled Issa: 

“Ce matin, Afrin est tombé dans les mains de la Turquie et ses alliés djihadistes, qui renaissent de leur cendre. Un autre drame humanitaire et un nettoyage ethnique est à craindre. Erdogan l’a déjà annoncé. Comble de cette histoire affreuse: les 20.000 Yézidis rescapés de ce massacre effroyable à Sinjar en 2014 qui s’étaient installés dans la région d’Afrin en toute sécurité, se trouvent de nouveau sur le chemin de l’exil. Erdogan a déclaré qu’il ne s’arrêtera pas à Afrin et qu’il ira jusqu’à la frontière iranienne. Est-ce que le monde entier restera silencieux?”

Gérard Chaliand: 

“Ce n’est pas la première fois qu’il y a un accord entre la Turquie et la Russie pour que la Turquie puisse intervenir en Syrie. En 2015, avant la bataille d’Alep-est, la Russie a accepté que la Turquie intervienne à Jarablous pour empêcher une unité territoriale kurde entre Afrin et Kobane/Qamishli. Maintenant il y a un accord explicite pour la deuxième fois en quelques années avec le jeu habituel: “Je te donne ça, tu me lâches ça”.

Même si Bachar Al-Assad était entré à Afrin pour aider les forces kurdes et leurs alliés et pour contrer l’armée turque, ça n’aurait pas changé grand chose, parce que Erdogan aurait de toute façon voulu occuper Afrin.

L’accord entre la Russie et la Turquie contient plusieurs éléments:

  • le régime syrien n’intervient pas à Afrin avec comme échange: la Turquie laisse tomber sa demande de faire tomber le régime syrien
  • Idlib: la Turquie se trouve déjà à Idlib et à Afrin, donc elle pourra faire de cette région de la Syrie nord-ouest une grande poche sunnite.

Au lieu d’un changement de régime à Damas, il est plus probable que la Turquie vise sur le contrôle direct ou indirect de la partie nord-ouest de la Syrie à travers des groupes rebelles et djihadistes. Bachar Al Assad va donc devoir composer avec une Syrie qui ne sera pas entièrement sous son contrôle. Si la Turquie arrive à contrôler la région d’Afrin, elle aura accès à une région assez prospère avec une industrie de savon et textile. Et le futur du Rojava ? Pour Erdogan, il serait anormal que les Kurdes puissent garder à terme Kobané et Qamishli. Mais tout n’est pas perdu, loin de là.

Le silence et même le feu vert des pays de l’Union européenne pour l’opération d’Erdogan à Afrin s’explique aussi par l’accord sur les migrants. Six milliards d’euros arrivent dans les poches du régime turc pour empêcher les migrants syriens d’arriver en Europe. Erdogan utilise très finement cette carte.

En ce qui concerne l’attitude des USA, il est à craindre qu’un accord va être trouvé entre la Turquie et les USA concernant Membij: laisser Membij dans les mains de forces qui ne sont pas hostiles à la Turquie. Pour Trump, la Turquie reste un allié de l’OTAN et il ne voudra pas le perdre. Pour Trump, les Kurdes de Syrie ne sont d’ailleurs que la 5ème de ses soucis, après la Corée du Nord, la Russie, ses problèmes intérieurs, l’Iran. Mais on n’en est pas encore là.

On est actuellement dans le grand jeu et les Kurdes en payent le prix.”

Khatar Abudiab, spécialiste de la géopolitique et professeur à l’université de la Sorbonne

“L’enjeu pour la Turquie n’est pas seulement le contrôle du Nord de la Syrie, c’est aussi pour le leadership régional. L’invasion turque fait renaître le djihadisme. L’Etat islamique est une sorte de holding dans lequel beaucoup d’États ont des actions. On assiste à une alliance sacrée de trois nationalismes: turc, arabe et iranien. L’OTAN a vu ces djihadistes arriver. Ils n’ont pas réagi. Tous ces gens étaient d’accord pour faire de la Syrie une sorte de poubelle de djihadistes, une sorte de champ de bataille entre sunnites et chiites.

La proposition des Kurdes pour une Syrie fédérale est la bonne proposition, pas seulement pour la Syrie, mais pour toute la région. C’est une solution non ethnique, pluraliste et progressiste.

La plupart de l’économie de la Turquie se fait avec l’Europe. L’Union européenne a donc le pouvoir de mettre la pression sur la Turquie. Mais la Turquie fait le chantage avec les migrants, et donc les 6 milliards d’euros payé par l’Union européenne à la Turquie pour garder les migrants en Turquie fait partie de ce jeu.”

Jérémy André, journaliste Le Point, et qui revient d’un voyage à Afrin avec un convoi civil: 

“200.000 personnes errent dans la région du Nord d’Alep dans la région tenue par le régime.

Afrin, que c’est beau. Afrin c’est comme explorer le monde perdu sur un plateau enclavé, une utopie, où des communautés pouvaient encore vivre ensemble. Ce que la Turquie va mettre en place là-bas ne sera plus jamais l’Afrin d’avant.”

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